Séoul et le retour de la « main tendue » vers l’ombrageuse Pyongyang : un pari sans garantie de succès

Rédigé par Olivier Guillard, le 27/06/2025
Alors que la péninsule coréenne reste l’un des foyers de tension les plus persistants d’Asie, une autre dynamique, plus feutrée mais non moins significative, se dessine au sud du 38e parallèle : celle d’un retour du dialogue voulu par le nouveau président sud-coréen Lee Jae-myung. Le géopolitologue Olivier Guillard s’interroge sur la portée réelle de cette main tendue à l’ombrageuse Pyongyang, à l’heure où le régime nord-coréen scelle une alliance stratégique avec Moscou. Une initiative qui, à Séoul, mêle optimisme prudent et lucidité face aux incertitudes.
« La forme de sécurité la plus sûre consiste à créer un État où il n’est pas nécessaire de se battre, en d’autres termes, à instaurer la paix. » Alors que le « pays du Matin Calme » (Corée du Sud) marque en ce mercredi 25 juin le 75e anniversaire du déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953), le tout nouvellement élu (3 juin) président sud-coréen, le libéral et progressiste Lee Jae-myung, harangue depuis les réseaux sociaux ses administrés comme les autorités du nord à unir leurs efforts pour instaurer la paix dans la si fébrile et divisée péninsule coréenne.
La veille, son propos engagé et volontaire traçait déjà le sillon d’une feuille de route « apaisée » en direction de l’ombrageuse Pyongyang (Corée du Nord) de la dynastie héréditaire (dictatoriale) kimiste : « L’établissement d’un régime de paix dans la péninsule coréenne et le renforcement de la sécurité sont des tâches importantes auxquelles nous devons accorder une attention particulière (…). Nous avons tendance à assimiler la sécurité à la lutte et à la victoire, mais en réalité, il est plus important de gagner sans lutter, et le moyen le plus sûr d’assurer la sécurité est de créer la paix, un état où les conflits n’ont pas lieu d’être. Permettre cette paix est également le rôle de la politique. »
Instaurer une paix durable dans la péninsule coréenne
En relais méthodique des velléités de détente intercoréenne portées par le chef de l’État, le nouveau chef de la diplomatie sud-coréenne (Cho Hyun, diplomate de métier, ancien représentant de la Corée du Sud à l’Onu) corroborait le même jour les grands axes de la politique étrangère à venir de la 4e économie d’Asie (et 13e économie mondiale) : « Je pense que faciliter le dialogue entre la Corée du Nord et les États-Unis afin d’instaurer une paix durable dans la péninsule coréenne est l’une des principales priorités de la politique étrangère et de réunification du gouvernement de Lee Jae Myung. Nous travaillerons en étroite collaboration avec les États-Unis et les pays partageant les mêmes idées, conformément à la vision du président, afin de garantir qu’aucun obstacle ne vienne entraver la réalisation de cet objectif. »
Les intentions de la nouvelle administration présidentielle, qui succède depuis 3 semaines à celle chaotique du président conservateur Yoon Suk-yeol (destitué le 4 avril dans la foulée d’une tentative avortée d’instauration de la loi martiale en décembre 2024), sont certes louables. Mais à elles seules, elles ne sauraient porter les 78 millions de Sud et de Nord-coréens vers un horizon de concorde, de pardon, et de foi en un avenir commun scellé par une paix se refusant jusqu’alors à eux[1].
Pour s’en convaincre, il suffit du reste d’observer l’attitude et le propos du régime nord-coréen en ce 25 juin – officiellement Journée de lutte contre l’impérialisme US. Ainsi, la veille, l’austère Pyongyang organisait divers événements et mobilisations populaires « spontanés » (manifestations antiaméricaines et mobilisation estudiantine de masse), destinés à entretenir le sentiment antiaméricain (et antijaponais). En épargnant cependant le voisin méridional, qui se remet tout juste d’un semestre ubuesque de tourments politico-institutionnels, dont les Sud-Coréens se seraient bien passés…
Premier anniversaire du partenariat stratégique global entre Pyongyang et Moscou
Signalons ici le fait qu’une poignée de jours plus tôt (le 19 juin), la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) et ses imprévisibles autorités se montraient autrement plus enjouées en célébrant de concert avec Moscou – en plein conflit ukrainien et assauts en tous genres jusque dans la capitale Kiev – le premier anniversaire de la conclusion du Traité sur le partenariat stratégique global entre la Fédération de Russie et la République populaire démocratique de Corée.

Ce traité de défense mutuelle[2] scelle, selon le ministre nord-coréen des Affaires étrangères, une « alliance invincible » entre la RPDC de Kim Jong-un et la Russie du président Vladimir Poutine…
Rappelons ici que l’enthousiasme de Pyongyang pour son partenariat avec Moscou – lequel se décline notamment par le déploiement de soldats et d’armes nord-coréens sur le front ukrainien au côté des troupes russes – se situe en ces premiers jours de l’été aux antipodes d’une quelconque euphorie intercoréenne.
Pour mémoire, fin 2023, l’énigmatique Kim Jong-il présentait dans une logorrhée sombre et définitive les rapports intercoréens sous l’angle de relations entre « deux États hostiles l’un envers l’autre », décrétant unilatéralement la fin de toute entreprise d’unification et de réconciliation avec Séoul, et campant jusqu’alors sur cette position dure, laissant peu de place au compromis.
Transformer le risque que représente la péninsule coréenne en atout
Pourtant, à Séoul, ces deux dernières semaines, une esquisse d’optimisme prudent semble progressivement gagner la Maison Bleue (la présidence sud-coréenne) et la nouvelle administration en charge de redresser toute affaire cessante la nation, son moral et son aura durement écornés par l’éreintant épisode des six derniers mois.
Le 12 juin, dans un discours prononcé à l’occasion du 25e anniversaire du sommet intercoréen de 2000[3], le 14e président sud-coréen s’engageait à mettre fin aux « hostilités épuisantes » avec le voisin septentrional, et militait sans détour pour la résurrection du dialogue et de la coopération entre les deux Corée(s) : « Je m’efforcerai de promouvoir la paix, la coexistence et la prospérité dans la péninsule coréenne (…). Transformons le risque que représente la péninsule coréenne en un atout pour la péninsule coréenne. C’est la voie à suivre pour le Sud comme pour le Nord. »
Et le nouveau chef de l’État sud-coréen (du parti démocrate) de faire unilatéralement les premiers pas concrets en direction d’une éventuelle reprise des interactions avec le régime dictatorial du Nord. Prenant l’exact contre-pied de l’administration conservatrice sortante, Lee Jae-myung se prononce pour la fin immédiate des traditionnels envois de tracts (via des ballons aériens lancés depuis le sud de la péninsule vers le Nord par des activistes civils) hostiles au régime nord-coréen.
Il a également ordonné à l’armée sud-coréenne de suspendre la diffusion de messages de propagande et de musique (cf. K-pop) par haut-parleurs le long de la frontière intercoréenne. Des initiatives unilatérales forcément bien reçues au nord du 38e parallèle, Pyongyang ordonnant peu après, en retour et sans fanfare, la cessation immédiate de ses propres diffusions radiophoniques par haut-parleurs en direction du Sud.
Une diplomatie pragmatique privilégiant le réalisme au dogmatisme
Parallèlement, d’aucuns font par ailleurs observer que lors du très éprouvant semestre écoulé de maelström politique en tous genres, qui a littéralement paralysé sinon asphyxié Séoul, Pyongyang s’est dans une très grande mesure abstenue d’asséner via ses médias d’État (généralement prompts à la critique et à la calomnie des dirigeants du Sud) des commentaires peu élogieux sur les événements d’alors. Il est vrai que son propre aventurisme sur le front ukrainien auprès des soldats de Moscou invitait normalement à la retenue…
Partisan d’une diplomatie pragmatique privilégiant le réalisme (et le faisable du moment) au dogmatisme, le successeur de l’infortuné Yoon Suk-eol à la Maison Bleue compte bien tirer au plus vite un trait sur le bilan aride de son prédécesseur, pour ce qui a trait aux perspectives intercoréennes.
Sans pour autant se montrer trop hardi, déraisonnable, en décalage dangereux avec la part d’ombre enveloppant Pyongyang. Ni prendre le risque de se placer en situation difficile avec l’allié stratégique américain, avec qui par ailleurs, d’ici le 8 juillet, doit être abordée la très épineuse question des nouveaux droits de douane (+ 25 %) unilatéralement imposés par la Maison Blanche et son imprévisible locataire républicain…
Une feuille de route estivale d’une redoutable densité
Parmi les quelques premiers leviers « accessibles » susceptibles d’être actionnés par le gouvernement sud-coréen, dans son incertaine entreprise de décrispation avec le Nord, Séoul pourrait notamment décider de revoir à la baisse le format, la récurrence et le nombre des exercices militaires conjoints annuels avec les forces US. Voire éventuellement alléger (en accord avec Washington) la volumétrie des troupes américaines déployées depuis 1953 sur le territoire sud-coréen (environ 30 000 actuellement)… Sans nécessairement trop heurter l’administration américaine, ni compromettre les rapports « se réchauffant quelque peu » (et depuis peu) avec Tokyo, ou encore échauder Pékin (son premier partenaire commercial, avec qui il s’agit aussi d’ajuster la trame des relations futures).
Notons ici encore que si les grands enjeux de politique étrangère requièrent l’attention immédiate de l’ancien avocat et édile de Seongnam, ses priorités se concentrent avant tout sur la scène domestique politique. Il s’agit d’en réduire la fracture, et de restaurer le crédit des autorités après le désastreux épisode du court mandat de Yoon Suk-eol. Enfin, ses priorités sont aussi économiques : relance du moteur national grippé et de son dynamisme atone du moment.
La feuille de route estivale est donc d’une redoutable densité, dans un environnement intérieur sinistré à bien des égards et un contexte extérieur des plus volatiles, les signaux d’urgence se multipliant dernièrement. Dans ce contexte, le nouvel occupant de la Maison Bleue, résilient et opiniâtre, sera probablement privé de toute période de grâce, sous le couperet d’une opinion prompte à se mobiliser en masse (et il est vrai à la patience très éprouvée ces derniers temps…). M. Lee ne tardera pas à devoir faire étalage de toute son expérience, de son pragmatisme et de sa vision stratégique pour gagner en crédit et autorité. Dans le pays, dans la péninsule coréenne et au-delà.
(Ad Extra, Olivier Guillard)
[1] D’un point de vue technique et juridique, la Corée du Sud et la Corée du Nord sont toujours en guerre 82 ans après la fin des hostilités, n’ayant conclu le 27 juillet 1953 qu’un accord d’armistice, et non un traité de paix en bonne et due forme.
[2] Paraphé le 19 juin 2024 à Pyongyang (Corée du Nord) par le président russe Vladimir Poutine, et par Kim Jong-un pour le régime dictatorial héréditaire kimiste.
[3] Organisé à Pyongyang, et réunissant le président sud-coréen Kim Dae-jung et le dirigeant suprême nord-coréen Kim Jong-il (père de Kim Jong-un, aux commandes de la RPDC depuis fin 2011).