Singapour doit faire évoluer les mentalités pour relancer la natalité

Singapour Singapour © B. Saint Girons
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Les responsables politiques font face aux attentes irréalistes et démesurées des Singapouriens vis-à-vis du mariage et des enfants.

Le taux de fécondité de Singapour a récemment atteint un nouveau plancher de 1,04 et 0,97 enfant par femme, respectivement sur les années 2022 et 2023.

La menace existentielle que représentent des taux de fécondité si faibles pour la croissance économique future du pays mais aussi pour sa survie en tant qu’État-Nation a suscité de nombreux débats et remises en question au sein du gouvernement et de la société.

Ces dernières années, divers facteurs ont été identifiés comme responsables du faible taux de natalité de Singapour, tels que le coût élevé de la vie, des emplois du temps trop chargés, ou encore un système éducatif anxiogène et un manque de garderies et d’établissements préscolaires de qualité et abordables.

Bien que tous les facteurs précédemment mentionnés aient certainement leur rôle à jouer dans la baisse du taux de fécondité du pays, une autre cause a trop longtemps été écartée : les attentes irréalistes et démesurées des Singapouriens dans leur vision du mariage et des enfants.

Des attentes matrimoniales déséquilibrées

Dans son livre intitulé Motherhood on Ice: The Mating Gap and Why Women Freeze Their Eggs, Marcia Inhorn, professeur à l’université Yale, souligne que dans la plupart des pays, les femmes sont largement plus nombreuses à obtenir un diplôme universitaire que les hommes.

Les femmes qui disposent d’un niveau d’études supérieur ont plus de difficultés à trouver un partenaire qui leur corresponde en termes de revenus et de qualifications académiques. C’est pourquoi elles se tournent vers la congélation des ovocytes, ce qui leur laisse plus de temps pour trouver leur « homme idéal ».

D’après le Singapore Department of Statistics (DOS), ce phénomène n’épargne pas Singapour. En effet, en 2021, 64 % des femmes âgées de 25 à 34 ans étaient titulaires d’un diplôme universitaire, contre 56 % pour les hommes.

Cette situation est également présente dans d’autres pays d’Asie de l’Est où les taux de fécondité sont très bas. C’est le cas de la Corée du Sud, où 74,6 % des jeunes femmes ont obtenu leur diplôme universitaire, contre 67,7 % chez leurs homologues masculins en 2015.

En Chine continentale, les femmes sont aussi en tête dans l’enseignement supérieur et sont plus nombreuses que les hommes dans les premier et troisième cycle, malgré un profond déséquilibre au niveau de la population qui se traduit par une présence masculine nettement plus élevée que celle des femmes.

Il est certain que l’hypergamie féminine reste profondément ancrée dans notre culture. D’après diverses études psychologiques et sociologiques, les femmes ont pour objectif d’épouser des hommes plus riches, plus intelligents et plus grands qu’elles, et ce dans quasiment toutes les cultures et sociétés humaines. Ce constat est également visible au sein de bon nombre d’agences et sites de rencontres, et explique le déséquilibre actuel dans les attentes matrimoniales dû à l’écart de genre dans l’enseignement supérieur.

Si l’on en croit les dires de certains sociologues et anthropologues, c’est un phénomène qui est parfaitement compréhensible du point de vue de la biologie de l’évolution. Une femme doit fournir énormément de temps et d’efforts pour sa progéniture, endurer les tracas et les douleurs de la grossesse et de l’accouchement, puis prendre en charge la plus grande partie des soins. C’est pourquoi il est essentiel qu’elle trouve un partenaire qui sera en mesure d’assurer sa survie, d’un côté en subvenant à ses besoins de la meilleure manière possible, mais aussi en transmettant à sa progéniture les gènes les plus performants. Les revenus, le statut et l’éducation sont donc des préoccupations primordiales pour trouver un mari et partenaire et élever des enfants.

En 2021, une étude a révélé que 8 femmes célibataires sur 10 à Singapour souhaitaient se marier. Le problème ? Il n’y a tout simplement pas assez « d’hommes bien » disponibles pour chacune des femmes titulaires d’un diplôme universitaire.

En effet, d’après des données statistiques collectées à Singapour, plus une femme possède un niveau d’éducation élevé, plus il y a de chances qu’elle reste célibataire.

Ainsi, dans ses efforts pour relancer les taux de fécondité, Singapour aurait aussi tout intérêt à prendre en compte le déséquilibre lié à l’écart de genre dans l’enseignement supérieur présent dans les attentes matrimoniales des femmes qui disposent d’un niveau d’éducation élevé. 

La quête illusoire de « l’enfant parfait »

Parmi les nombreux facteurs potentiellement responsables du faible taux de fécondité de Singapour se trouvent aussi les lourds investissements financiers exigés des futurs parents, dans l’objectif d’avoir « l’enfant parfait », ce qui les décourage souvent d’agrandir leur famille.

A l’instar des autres sociétés développées d’Asie de l’Est, la culture de Singapour est hyper-compétitive et centrée sur une mentalité kiasu (la peur de l’échec). Dans une société telle que Singapour, en majorité dominée par le confucianisme, la réussite académique de l’enfant détermine l’honneur de sa famille. Les enfants qui échouent à leurs examens sont accusés de ruiner la réputation de leurs parents face à leurs proches.

C’est pourquoi les parents singapouriens ont souvent recours à une éducation de « parent tigre », dans le cadre de laquelle ils poussent leurs enfants dans la course à la réussite scolaire dès le plus jeune âge et dépensent une grande partie de leurs revenus dans des cours extra-scolaires.

En effet, nombreux sont les futurs parents qui disposent d’un haut revenu et qui se battent déjà pour obtenir une place dans les meilleures écoles avant même que leurs enfants ne soient nés, grâce à l’acquisition de biens résidentiels situés à proximité de prestigieuses écoles primaires.

S’il faut investir autant de temps, d’argent et d’efforts dans le but d’avoir « l’enfant parfait », il est aisé de comprendre que tout futur parent à Singapour ait des réticences à agrandir sa famille.

Les nouvelles techniques d’assistance médicale à la procréation utilisées à des fins abusives

Sur le long terme, les dirigeants politiques du gouvernement singapourien devraient faire preuve de prévoyance et identifier les nouveaux facteurs susceptibles de faire baisser davantage le taux de fécondité déjà faible de Singapour.

Une nouvelle menace se profile à l’horizon : l’utilisation abusive des nouvelles technologies d’assistance médicale à la procréation dans le but d’améliorer la santé et le patrimoine génétique des enfants à naître.

Parmi elles, dans le cadre des Fécondations in vitro (FIV), les tests génétiques prédictifs sont employés afin de sélectionner les embryons les plus « performants » en termes de santé et d’intelligence. Ce procédé controversé est connu sous le nom de test génétique préimplantatoire avec scores de risque polygénique (PGT-P).

La technique d’édition génomique d’embryons humains est également pratiquée. Celle-ci consiste à améliorer des caractéristiques indépendantes de la résistance aux maladies et favorisées par la société, telles qu’un QI élevé, des capacités athlétiques supérieures ainsi que des traits physiques associés à certains standards de beauté, comme la taille, la couleur de peau ou encore la couleur des yeux et des cheveux. 

De nombreux experts scientifiques ont souligné que de tels procédés n’étaient pas assez fiables, notamment lorsqu’ils étaient employés pour la sélection ou le génie génétique de particularités complexes comme l’intelligence, la taille ou bien la couleur de peau. En effet, ces attributs sont déterminés par la délicate interaction entre tout un ensemble de gènes et leur environnement.

De surcroît, la faible quantité des embryons FIV issus des mêmes parents réduit drastiquement l’efficacité des tests génétiques prédictifs tels que les PGT-P dans la sélection de caractéristiques aussi complexes.

Cependant, leur efficacité réelle n’est pas ce qui compte le plus. Étant donné qu’il est naturel et instinctif pour des parents de vouloir ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants, en particulier dans une société hyper-compétitive comme Singapour, ces tests font l’objet d’un commerce particulièrement lucratif qui profite aux cliniques de fertilité.


Pour les futurs parents, la pression sociétale pourrait renforcer la difficulté à résister face à ces nouvelles technologies de procréation, qui plus est si elles deviennent une nouvelle mode. Les techniques de vente agressives et astuces marketing des cliniques de fertilité privées, dont la motivation première est l’argent, pourraient aggraver la tendance. Cette pression pourrait être à l’origine d’un sentiment de culpabilité chez les futurs parents qui ne mettraient pas à profit ces technologies pour leurs enfants, les privant ainsi potentiellement d’entrer dans la vie avec les meilleurs atouts.

Bien sûr, ces technologies ont un coût, et les futurs parents qui au départ souhaitaient deux enfants ou plus pourraient se résigner à n’en avoir qu’un, mais qui serait « génétiquement supérieur », grâce à de lourds investissements. 

Pour conclure, les décideurs politiques de Singapour auraient également intérêt à entreprendre un changement plus général dans les mentalités de la société vis-à-vis des attentes irréalistes et presque inaccessibles des citoyens quant à leur vision du mariage et des enfants. Cette démarche s’inscrirait dans une stratégie globale de relance du faible taux de fécondité du pays. Les dirigeants devraient aussi redoubler de prudence quant à une utilisation abusive de ces nouvelles technologies de procréation assistée, notamment quand elles sont employées dans le but d’améliorer la santé et le patrimoine génétique des enfants.

Article paru sur le site ucanews.com le 14 mars 2024

Dr. Alexis Heng Boon Chin est expert en Sciences biomédicales et a travaillé dans le domaine de la recherche sur la Procréation médicalement assistée à Singapour. Il est l’auteur de 50 publications dans des revues internationales sur les problématiques éthiques et légales des nouvelles technologies de reproduction. L’article reflète ses opinions personnelles, qui sont indépendantes des institutions auxquelles il est rattaché. Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne sont pas nécessairement le reflet de la position éditoriale officielle d’UCA News.

Traduit de l’anglais par Aimée Pallu

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