Taïwan

Taïwan veut s’affirmer comme une île de l’intelligence artificielle

L’ère de l’intelligence artificielle est déjà très présente à Taïwan dans plusieurs secteurs clés. L’ère de l’intelligence artificielle est déjà très présente à Taïwan dans plusieurs secteurs clés. © Brian J. Matis / CC BY-NC-SA 2.0
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Taïwan, terre du high-tech et géant des puces électroniques, souhaite s’affirmer comme un acteur mondial actif du développement de la technologie de l’intelligence artificielle (IA). À la pointe du développement actuel, Taïwan produit près de deux tiers des serveurs IA dans le monde et compte poursuivre ses investissements et partenariats connexes pour rester à l’avant-garde de la recherche et de l’innovation issue de l’IA applicable dans de nombreux domaines.

Taïwan, un leader des technologies assoiffé d’innovation en IA

En plein essor, l’IA promet des développements exponentiels dans l’industrie des semi-conducteurs que Taïwan ne saurait ignorer, bien au contraire. En témoigne l’engouement des principaux noms du secteur qui annoncent ces dernières semaines de futurs investissements à Taïwan, pour établir leurs centres R&D en intelligence artificielle – TSMC, Nvidia, Infineon – et profiter de l’écosystème taïwanais riche et mûr en matière d’innovation, de formation et rétention des talents mais aussi de clusters industriels solides.

Ce leadership de Taïwan, qui le rend presque incontournable, attire de facto l’intérêt des autres pays, comme le précise Frank Paris, directeur du Bureau français de Taipei, à la radio publique Radio Taiwan International, qui souligne que « c’est à Taïwan que ça se passe » en matière d’IA qui n’y est pas limitée « à la recherche mais s’applique déjà aux industries » et objets du quotidien.

Le nouveau président taïwanais Lai Ching-te, entré en fonction le 20 mai dernier, se fait d’ailleurs le héraut en personne du développement industriel de l’IA. Dans une allocation inaugurant le Computex 2024, le plus grand salon de l’informatique en Asie et consacré cette année aux technologies de l’IA, Lai Ching-te a vanté les atouts technologiques de Taïwan et partagé son objectif de « faire bon usage des avantages de Taïwan, promouvoir le développement et l’industrialisation de l’intelligence artificielle et faire de Taïwan une île de l’intelligence artificielle, pour que Taïwan renforce sa place dans cette nouvelle ère et pour le bien-être de sa population ».

Cet objectif affiché du nouveau président taïwanais s’inscrit dans les efforts de ces dernières années de développer à l’échelle de l’État les meilleures dispositions possible pour encourager l’essor innovant de l’IA. Le gouvernement a même alloué un budget sans précédent de 300 milliards de dollars taïwanais (l’équivalent de 9 milliards d’euros) pour un « programme national décennal d’innovation » visant, à l’horizon 2033, l’intégration de l’IA générative dans l’économie, à commencer par les puces électroniques et les circuits intégrés.

L’omniprésence de l’IA est une réalité en route au quotidien

L’ère de l’intelligence artificielle est en réalité déjà très présente dans plusieurs secteurs clés, à commencer par la fabrication où l’IA est intégrée dans les systèmes de production pour améliorer l’efficacité et réduire les coûts de revient. Elle est un outil déployé dans toute l’automatisation, la robotisation mais aussi dans la gestion et les services. Taïwan connaît l’émergence de robots IA de compagnie capable d’accomplir diverses tâches ménagères, d’aide à domicile et même de « converser » avec les personnes âgées seules, un défi au vu de la démographie vieillissante.

En plein essor, l’IA promet des développements exponentiels dans l’industrie des semi-conducteurs que Taïwan ne saurait ignorer.
En plein essor, l’IA promet des développements exponentiels dans l’industrie des semi-conducteurs que Taïwan ne saurait ignorer.
© Kevin CW Lu / CC BY-SA 4.0

En matière de santé, la gestion des hôpitaux publics a aussi recours à l’IA grâce à l’apprentissage en profondeur, mais les dernières avancées concernent surtout l’aide à la précision du diagnostic médical. Le domaine des transports est de plus en plus dépendant de la technologie avancée d’lA avec la généralisation des systèmes de transport intelligents et l’essor des véhicules autonomes intelligents.

L’agriculture n’est pas en reste avec l’IA qui contribue à la gestion optimale des ressources et l’amélioration des cultures. Quant à l’innovation, les instituts de recherche coopèrent avec le monde académique et les industries, les startups et incubateurs, pour ne pas rester à quai mais assumer un rôle moteur dans les projets innovants et les avancées en IA. C’est donc tout un écosystème dynamique et diversifié, déjà bien en place, qui permet à Taïwan d’avancer sereinement vers cet objectif de « Hub de l’IA » régional et mondial.

Mais les défis sont à la taille de ces ambitions, à commencer par les dangers afférents au développement extrêmement rapide des technologies d’IA, dont l’utilisation ou les retombées échappent encore aux spécialistes qui les développent, que ce soit à Taïwan ou ailleurs. D’où l’urgence d’encadrer son développement et ses utilisations tant le champ des possibles est vaste.

À ce titre, l’île cherche à développer son propre moteur d’IA générative depuis deux ans, TAIDE (Trustworthy AI Dialogue Engine), sous l’égide du Conseil national des sciences et technologies, pour garantir une base de données fiable et transparente afin d’éviter l’écueil de la désinformation et promouvoir la véracité des contenus, surtout face aux nombreuses fausses informations répandues notamment depuis la Chine et qui touchent la société taïwanaise. En matière de régulation, le travail juridique est en cours d’élaboration.

Des réglementations nécessaires mais à la traîne

Si des initiatives spécifiques à l’utilisation de l’IA sont déjà en place, il est nécessaire de légiférer pour réguler le champ d’application des technologies connexes qui couvrent plusieurs domaines et touchent à plusieurs lois. Des projets de lois et des lignes directrices sont actuellement à l’étude mais n’encadrent pas juridiquement ni directement l’IA à Taïwan.

Depuis 2019, plusieurs moutures de projets de lois sur l’IA ont été élaborées par les députés, mais aucun n’a été encore présenté à l’examen parlementaire. En mars 2023, une Fondation privée, l’International Artificial Intelligence and Law Research Foundation (IAILRF), a rédigé de son côté un projet de loi fondamentale pour réguler le développement de l’intelligence artificielle.

En parallèle, le gouvernement formule sa propre approche d’encadrement de l’IA qui doit être présentée dans le courant du deuxième semestre 2024, sachant que les divers projets soulevés doivent être examinés au Parlement et approuvés par les députés avant d’être effectivement adoptés. Il demeure donc une incertitude quant à la version finale et au calendrier d’adoption d’une loi encadrant l’utilisation de l’IA à Taïwan.

Toutefois, le gouvernement agit déjà par le biais de directives depuis cinq ans et ses premières lignes directrices pour encadrer la recherche et le développement dans la technologie IA, suivi du « plan d’action 2.0 de l’IA à Taïwan » de 2023 à 2026 (en mandarin) et des lignes directrices encadrant l’usage de l’IA générative par les organismes gouvernementaux et institutions connexes.

Pour l’Église catholique à Taïwan, l’IA est un outil qui peut s’avérer très intéressant mais qui ne doit pas entraver la dignité humaine, la justice sociale et le respect de la vie privée.
Pour l’Église catholique à Taïwan, l’IA est un outil qui peut s’avérer très intéressant mais qui ne doit pas entraver la dignité humaine, la justice sociale et le respect de la vie privée.
© Sean Davis / CC BY-ND 2.0

La nécessité de réguler l’IA s’avère urgente face aux dérives et dangers d’une mauvaise utilisation possible. Ce constat martelé par de plus en plus de voix à travers le monde, le pape François en tête, trouve écho dans les inquiétudes partagées par les autorités taïwanaises : il faut établir des garde-fous face aux dangers autoritaires de certains usages de l’IA qui nuisent aux démocraties, aux valeurs de liberté et aux droits humains, comme l’écrivait l’ancienne Cheffe de l’Etat Tsai Ing-wen en réponse au pape en début d’année. Les textes de lois relatifs en cours d’élaboration à Taïwan visent, en ce sens, à réguler les applications de l’IA pour garantir qu’elles sont exploitées de manière éthique et sécurisée, dans la transparence et la véracité des données, et dans le respect des données personnelles et de l’intégrité humaine.

Garantir une utilisation saine de l’IA, un impératif partagé par l’Église locale

Face aux nombreux défis que pose le développement des technologies et des champs d’application de l’IA, l’Église catholique de Taïwan cherche à dialoguer, sensibiliser et former les croyants et la population en général en mettant l’accent sur l’importance de l’éthique et des valeurs humaines dans l’utilisation de l’IA, un outil qui peut s’avérer très intéressant mais qui ne peut ni ne doit entraver la dignité humaine, la justice sociale et le respect de la vie privée, notamment dans les domaines sensibles comme la santé, l’éducation et la sécurité.

L’Église taïwanaise se positionne principalement sur le plan de l’impact social en soulignant ses inquiétudes concernant l’impact de l’IA sur l’emploi, les inégalités sociales et la marginalisation des populations vulnérables.

À ce titre, divers forums, séminaires ou ateliers sont organisés de manière ponctuelle et éparse à l’échelle des paroisses, des communautés ou des associations catholiques. L’archidiocèse de Taipei a proposé par exemple une discussion entre plusieurs acteurs du monde des médias à Taïwan, à l’attention des jeunes (lien vers la vidéo en mandarin), dans le sillage de la 58e Journée mondiale des communications autour du thème « IA et sagesse humaine », en écho au texte publié par le pape pour cette journée le 9 mai dernier.

Si l’ambition d’apporter sa pierre à l’édifice d’une IA saine au service de l’Homme s’enracine lentement dans l’Église locale, les initiatives restent jusque-là davantage au second plan, comme des réactions au développement « après coup » plus que comme une position de premier de cordée des discussions sur les enjeux. Il faut reconnaître aussi l’absence de formation des prêtres, religieux et laïcs à l’heure actuelle, tant pour connaître que pour utiliser la technologie IA et donc, a fortiori, pour en partager les atouts et préoccupations face aux risques de dérives et rappeler les barrières des valeurs chrétiennes.

Pour pallier ces lacunes, l’archevêque de Taipei, Mgr Thomas Chung An-chu, a par exemple invité les prêtres de son ancien diocèse de Chiayi à une conférence de formation sur l’application de la technologie de l’IA dans la vie quotidienne (en mandarin), l’été dernier, à laquelle soixante prêtres ont pris part.

Toutefois, ce travail de compréhension de longue haleine est en cours et, au niveau académique, les acteurs de l’Église catholique s’engagent dans cette orientation comme en témoigne la participation active de l’Université catholique Fujen au projet triennal intitulé « Le nouvel humanisme à l’heure des neurosciences et de l’intelligence artificielle », lancé en ligne en janvier dernier à l’échelle internationale pour bâtir une compréhension commune approfondie de l’IA dans une perspective humaniste pour explorer les enjeux éthiques liés à l’IA et aux neurosciences. D’autres dialogues interdisciplinaires sont organisés et des formations voient le jour dans certains établissements catholiques pour promouvoir une utilisation humaine et responsable de l’IA dans la recherche et dans la vie quotidienne.

(Ad Extra, François-Xavier Boulay)