Japon

Japon-Russie : des relations au plus bas, entre héritage historique et tensions contemporaines

Un des plus vieux temples de Tokyo. Alors que le Japon attire toujours de touristes, les rapports avec les puissances voisines continuent de se tendre. Un des plus vieux temples de Tokyo. Alors que le Japon attire toujours de touristes, les rapports avec les puissances voisines continuent de se tendre. © Iko / CC BY-NC-ND 2.0
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Un siècle après la signature du traité de 1925 qui avait normalisé leurs relations, le Japon et la Russie sont plus que jamais en opposition. Entre crispations diplomatiques, contentieux territoriaux et démonstrations de force, les tensions entre les deux pays n’ont cessé de s’aggraver, dans un contexte mondial marqué par la guerre en Ukraine et le rapprochement russo-nord-coréen. Le politologue Olivier Guillard revient ici sur une relation sinistrée, où le poids de l’histoire se conjugue aux conflits d’aujourd’hui.

Le 20 janvier dernier marquait le 100e anniversaire de la Convention soviéto-japonaise de base (Nisso Kihon Jōyaku, 日ソ基本条約), un traité qui a normalisé les relations entre l’empire du Japon et l’Union soviétique, signé en 1925 par Lev Mikhailovich Karakhan de l’Union soviétique et Kenkichi Yoshizawa de l’empire du Japon. Cette signature de la Soviet-Japanese Basic Convention a abouti au prix de longues négociations, une vingtaine d’années après le terme de la guerre entre les Empires russe et japonais (février 1904 – septembre 1905).

Cent ans plus tard, tout ou presque semble les opposer, en particulier au niveau politique et géopolitique. Cette situation a de nombreuses ondes de choc régionales et internationales, qui continuent de s’aggraver en raison de cette crispation continue des rapports contemporains entre les deux pays, « au plus bas » depuis des décennies.

Pourtant, pour Tokyo et Moscou, cet anniversaire aurait pu être une rare occasion de replacer la relation bilatérale russo-nipponne, désormais très affaiblie, sur des rails plus sereins en célébrant cet anniversaire symbolique. Il n’en a rien été, alors qu’en ce début d’année 2025, divers événements et déclarations ont éloigné encore davantage les 9e et 12e nations les plus peuplées du globe.

Vladimir Poutine avec le Premier ministre japonais Shinzo Abe (mort en 2022), ici lors d’un sommet au Vietnam en 2017.
Vladimir Poutine avec l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe (mort en 2022), ici lors d’un sommet au Vietnam en 2017.
© Kremlin.ru / CC BY 4.0

Une déclaration lapidaire adressée à Tokyo

Pour toute célébration, le 20 janvier 2025, les autorités russes n’ont adressé à leur voisin nippon qu’une déclaration lapidaire. Celle-ci faisait moins cas de la signature du traité il y a 100 ans que du contexte bilatéral crispé du moment, alors qu’un contentieux territorial très délicat perdure entre les deux États sur l’archipel des Kouriles : « La partie russe part du fait qu’il existe aujourd’hui encore au Japon des hommes politiques et des personnalités sensibles conscients de la nocivité de l’orientation antirusse des autorités officielles et de ses conséquences négatives pour le peuple japonais » (ministère russe des Affaires étrangères – South China Morning Post, 27 janvier 2025).

Dès le lendemain, ce message a été suivi d’une autre décision russe, relevant plus d’une sanction que d’une célébration : Moscou a ainsi annulé un accord bilatéral qui autorisait depuis plusieurs dizaines d’années le fonctionnement de plusieurs centres culturels financés par le Japon sur le sol russe. Ces centres étaient justement censés œuvrer au tissage de liens économiques et interpersonnels plus étroits. Cette fermeture impromptue, qualifiée d’inacceptable par le gouvernement nippon, représente un symbole éloquent du désamour russo-nippon de ces dernières années.

Pour autant, le Kremlin ne s’est pas arrêté là dans la provocation. Quelques jours plus tard, les forces russes ont déployé durant 8 longues heures deux bombardiers Tu-95 accompagnés de deux chasseurs de pointe (Su-35) au-dessus de la mer d’Okhotsk et de la mer du Japon, contraignant Tokyo à faire décoller ses chasseurs pour intercepter les bombardiers ayant pénétré dans la zone d’identification de défense aérienne japonaise, soulevant la colère des autorités nipponnes. De même en septembre dernier, il y a quelques mois, elles avaient manifesté leur irritation devant l’incursion à trois reprises d’un appareil russe de reconnaissance dans l’espace aérien japonais près d’Hokkaido.

Le Japon déclaré « pays hostile » par la Russie en 2022

Ces défiances répétées témoignent de l’état sinistré des rapports bilatéraux, qui ont atteint leur plus bas niveau depuis un siècle selon certains observateurs. La fragile relation russo-japonaise n’a cessé de s’affaiblir depuis 2022, quand les autorités russes ont désigné officiellement le Japon comme « pays hostile » – alors que Tokyo venait de se joindre aux diverses démocraties occidentales dénonçant l’agression russe en Ukraine et aux sanctions associées.

Ceci a inévitablement laissé une kyrielle de contentieux qu’on ne pouvait espérer voir progresser dans cette situation, à l’instar des négociations déjà très incertaines en faveur d’un traité de paix entre les deux pays. À l’image des deux Corées voisines, qui n’ont toujours pas conclu de traité de paix au terme du conflit intercoréen de 1950-1953, en 2025, le Japon demeure techniquement en guerre avec la Russie, 80 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Un monument dédié à l’amitié russo-japonaise à Sumoto (île d’Awaji, baie d’Osaka), érigé en 1996 pour le 40e anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques entre le Japon et la Russie.
Un monument dédié à l’amitié russo-japonaise à Sumoto (île d’Awaji, baie d’Osaka), érigé en 1996 pour le 40e anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques entre le Japon et la Russie.
© this-is-miki.com

Autre cause de désaccord qui perdure, la résolution du contentieux territorial sur l’archipel des Kouriles (elle aussi entravée d’obstacles rédhibitoires). Pour mémoire, le quatuor d’îles au cœur du litige (les « Territoires du Nord » pour Tokyo, 1 200 km au nord-est de la capitale nipponne) se situe entre la péninsule japonaise d’Hokkaido et la péninsule russe du Kamtchatka. Dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, alors que les deux pays avaient conclu un pacte de neutralité en avril 1941, l’Union soviétique a fait main basse sur ces îles dans la foulée des engagements pris lors de la conférence de Yalta (février 1945). Cette « acquisition » n’a jamais été acceptée par Tokyo.

Rapprochement au grand jour entre Pyongyang et Moscou

Pourtant, selon le traité de San Francisco (1951) mettant officiellement un terme aux hostilités entre les puissances alliées et le Japon, ce dernier renonçait à ses revendications sur les Kouriles. Cependant, aujourd’hui encore, Tokyo martèle que les quatre îles les plus au sud de cet archipel convoité sont historiquement nipponnes, et qu’en tant que telles, elles ne peuvent avoir été explicitement cédées à qui que ce soit. Une lecture qui bien entendu n’est guère retenue par le Kremlin.

Pour ne rien arranger, les rapports bilatéraux ont été encore envenimés ces derniers temps par le rapprochement au grand jour entre la Russie de Vladimir Poutine et la dictature héréditaire kimiste de Kim Jong-un (Corée du Nord). On peut rappeler la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024, le séjour de Kim Jong-un en Russie en septembre 2023, et les milliers de soldats nord-coréens qui ont rejoint les forces de Moscou sur divers fronts russo-ukrainiens.

Le Japon est une cible rhétorique habituelle de la propagande nord-coréenne : de fait, Pyongyang considère de longue date Tokyo comme un ennemi (de même que Séoul et Washington), notamment en raison de l’occupation de la péninsule coréenne par le Japon entre 1910 et 1945. C’est pourquoi l’archipel est rarement épargné par les saillies belliqueuses et démesurées d’un régime nord-coréen rompu à cet exercice – ni par les tirs de missiles balistiques nord-coréens à moyenne et longue portée survolant abusivement l’espace aérien japonais (comme en octobre 2022) ou achevant leur périple en mer du Japon (comme en juillet 2023, mars 2024 et janvier 2025).

(Ad Extra, Olivier Guillard)