« Durant des années, le Cambodge a tout misé sur la Chine. Le constat de 2023, c’est que l’économie chinoise n’est pas infaillible »
L’ancien Premier ministre Hun Sen, qui a dirigé le Cambodge durant 38 ans, a transmis le pouvoir à son fils aîné Hun Manet en 2023. © World Economic Forum / Ciaran McCrickard (CC BY-NC-SA 2.0 DEEDLe 23/12/2023
Au Cambodge, l’année 2023 a été marquée par des élections taillées sur mesure pour disqualifier l’opposition, et par la passation de pouvoir de Hun Sen à son fils Hun Manet. Sur le plan économique, pour le chercheur Bradley Murg, le pays a besoin de diversifier les investissements directs étrangers après avoir « tout misé sur la Chine » durant des années. Enfin, le tourisme a du mal à retrouver ses niveaux pré-Covid, alors qu’à son plus haut niveau, il employait plus de 600 000 personnes dans le pays et représentait 12 % du PIB.
L’année 2023 a été difficile au Cambodge sur le plan politique. Elle a été marquée par des arrestations d’opposants, par des élections taillées sur mesure pour disqualifier toute dissidence, et par la passation de pouvoir d’un père (au pouvoir depuis 38 ans) vers son fils aîné. Les familles dirigeantes ont renforcé leur pouvoir tandis que des dirigeants de l’opposition sont restés en exil ou ont été placés derrière des barreaux.
Dans ce contexte, les États-Unis, le Canada et le Royaume Uni ont imposé des sanctions sur les individus et les entreprises impliqués dans les réseaux de trafic humain qui continuent de foisonner en Asie du Sud-Est. « Nous ne tolérerons pas les criminels et les régimes répressifs qui piétinent les droits fondamentaux et les libertés des personnes ordinaires à travers le monde », a signalé le ministre britannique des Affaires étrangères, David Cameron, en commentant ces sanctions contre le Cambodge, la Birmanie et le Laos. « Avec nos alliés, je serai clair en disant que 75 ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme, nous continuerons de poursuivre sans relâche tous ceux qui privent les peuples de leurs libertés. »
Hun Sen, le « tigre qui règne sur la montagne »
Cette année aura aussi marqué la transition du pouvoir du Premier ministre Hun Sen à son fils Hun Manet en août dernier, après avoir conforté la victoire du parti CPP (Parti du peuple cambodgien) et disqualifié d’avance l’opposition lors des élections. Un scénario qui ressemble presque à un mauvais feuilleton politique : un autre parti politique interdit, des membres de l’opposition arrêtés, d’autres poursuivis pour diffamation, des médias fermés, souvent pour des raisons connues seulement du CPP – d’où les sanctions imposées par certaines nations occidentales.
Gordon Conochie, chercheur adjoint de l’université La trobe à Melbourne, et auteur d’« Un tigre qui règne sur la montagne : la poursuite démocratique du Cambodge », estime que malgré une transition paisible du pouvoir du père à son fils, le nouveau gouvernement s’efforce de faire ses preuves et d’établir son autorité. « Les rivaux potentiels surveillent tout faux pas, mais le père [de Hun Manet] reste son protecteur ultime. »
Dans son livre, Gordon Conochie, ancien journaliste et résident de longue date de Phnom Penh, examine la subversion des institutions démocratiques du pays, les ingrédients de la longévité de Hun Sen, et ce à quoi on peut s’attendre sous la nouvelle direction du pays. Les cent premiers jours de Hun Manet au pouvoir ont été consacrés à agrandir la nouvelle administration, tandis que les anciens ministres ont laissé la place à leurs successeurs, et à ce jour, il y a peu, voire aucun signe de changement de politique.
Par ailleurs, sur le plan économique, le commerce occidental risque de rester entravé – une situation qui dure depuis les années 2010, en faveur des investisseurs chinois. « Il est peu probable que Hun Manet dévie de la politique du CPP juste pour gagner des amis en Occident », pense Gordon Conochie.
Phnom Penh ne parvient pas à retrouver les niveaux touristiques pré-Covid
Sur le plan touristique, les visiteurs étrangers venaient chaque année par millions au Cambodge jusqu’à la fin de l’année 2019, avant la pandémie de Covid-19, et les autorités de Phnom Penh ont attendu leur retour en vain. La baisse du nombre de touristes chinois au Cambodge peut être liée à l’économie chinoise affaiblie, mais aussi parce que Pékin est irrité vis-à-vis du Cambodge à cause de son échec à mettre fin au trafic humain et à l’esclavage moderne – un point qui a été rendu très clair par les censeurs officiels chinois, qui ont approuvé la sortie du film No More Bets.
Celui-ci raconte l’histoire d’un couple chinois trompé par des offres de travail alléchantes en Asie du Sud-Est, qui devient la proie de trafiquants et forcé de travailler dans des centres d’escroquerie en ligne tenus par des syndicats criminels. Les autorités chinoises ont refusé une demande du Cambodge de faire interdire le film.
Selon le site booking.com, le taux d’occupation hôtelière à Phnom Penh est à peu près le même que l’an dernier, alors que le monde sortait encore de la pandémie. Entre janvier et octobre 2023, les entrées touristiques dans les célèbres temples d’Angkor Wat ont chuté de 66 % par rapport aux niveaux prépandémie. Des chiffres décevants alors que le secteur du tourisme, à son plus haut niveau, employait plus de 600 000 personnes (dont une majorité de femmes) et représentait 12 % du PIB.
« Durant des années, le Cambodge a tout misé sur la Chine »
Au Cambodge, près de 80 % de la population vit de l’économie informelle, et plus de la moitié de la main-d’œuvre nationale dépend de l’agriculture. Presque 17 % des Cambodgiens vivent sous le seuil de pauvreté absolue. Selon Bradley Murg, un chercheur de l’institut Pacific Forum, le pays a besoin de diversifier les investissements directs étrangers et les aides étrangères, étant donné l’état affaibli de l’économie chinoise. « Beaucoup ont dit durant des années que le Cambodge a tout misé sur la Chine. Le grand constat de 2023, c’est que l’économie chinoise n’est pas infaillible, et le gouvernement royal du Cambodge reconnaît que le boom économique chinois pré-Covid est fini », explique-t-il.
Enfin, il semble que la nouvelle administration se montre plus ferme vis-à-vis des réseaux de trafiquants humains et d’arnaques en ligne, ce qui pourrait être lié aux élections sénatoriales de février et aux attentes de la Chine. « La Chine reste la priorité, car le Cambodge en dépend pour l’investissement. Le gouvernement sait que cette relation a un prix, même si les avantages dépassent les coûts. Il ne voit pas d’autre option et les progrès économiques restent sa justification pour tout le reste », pense Gordon Conochie.
(Avec Ucanews / Luke Hunt)
Luke Hunt, journaliste depuis plus de trois décennies, est un expert des questions sociopolitiques en Asie de l’Est.