REPORTAGE. La vague de chaleur exacerbe les inégalités sociales en Thaïlande
La rivière Chao Praya à Bangkok. © Vyacheslav Argenberg / CC BY 2.0 DEEDLe 10/05/2024
Reportage en Thaïlande. Alors que l’Asie du sud-est connaît des températures records, la vague de chaleur affecte en priorité les plus pauvres, dans des logements sans air conditionné, obligés bien souvent de travailler à l’extérieur. La chaleur devient un enjeu de santé publique, avec au moins 38 personnes mortes d’insolation depuis janvier selon les autorités. La région est l’une des plus vulnérables du monde au dérèglement climatique, et toute la vie se réorganise pour s’adapter à la chaleur.
Au Marché de la Lumière de la Lune, près de la rivière Chao Praya à Bangkok, les vendeurs de fruits et de légumes s’épongent le front et agitent devant leurs visages des petits ventilateurs portables, faible soulagement contre les températures infernales. La capitale thaïlandaise et les provinces du nord de Sukhothai, Uttaradit ou Mae Hong Son ont enregistré des températures allant jusqu’à 44 degrés au cours des dernières semaines. Les températures « ressenties » – qui prennent en compte le taux d’humidité, un facteur important pour la capacité du corps humain à réguler la chaleur – sont estimées autour de 50 degrés depuis le début du mois d’avril.
« On n’en peut plus, on n’a jamais connu ça, déplore Nichapat, vendeuse sur un stand de tomates et d’herbes aromatiques Non seulement cela rend les conditions de travail insupportables, mais en plus cela affecte nos revenus, parce qu’avec cette chaleur, les légumes pourrissent plus vite, donc on a plus de pertes. J’essaie de les asperger d’eau de temps en temps pour les conserver, mais ça ne fonctionne pas. »
Toute la vie se réorganise pour s’adapter à la chaleur. Les habitants des quartiers populaires se lèvent un peu plus tôt, vers cinq heures, pour pouvoir effectuer les tâches quotidiennes sans trop souffrir. « Je me suis levée à quatre heures pour faire mes étirements, explique une femme retraitée. De toute façon, passé dix heures, on ne peut plus faire grand-chose. Moi je médite, j’essaie de refroidir mon cœur. »
Entre dix heures et dix-sept heures, ceux qui en ont le loisir restent chez eux, à l’abri derrière un ventilateur ou dans une pièce climatisée. Ceux qui n’ont pas le choix sortent armés d’ombrelles ou de tout objet placé sur la tête pour se protéger du soleil. Alors que les écoliers thaïlandais devaient reprendre le chemin de l’école la semaine du 5 mai après les grandes vacances annuelles, beaucoup d’écoles proposent des cours en ligne pour permettre aux élèves qui ont la climatisation à domicile de rester chez eux. Aux Philippines et au Bangladesh voisins, des milliers d’écoles publiques ont fermé à cause des températures.
« C’est insoutenable de devoir rester au soleil en ce moment »
Les travailleurs les plus pauvres, comme les vendeurs et vendeuses ambulantes, subissent doublement les effets de la chaleur, parce qu’ils travaillent en extérieur et que la canicule affecte aussi leurs revenus. Les chauffeurs de moto taxis, un maillon essentiel de la chaîne des transports urbains à Bangkok, sont particulièrement affectés : posté à un coin de la rue Thannon Chan, à Bangkok, Pi Neuk, un chauffeur de soixante ans, a déjà fait un malaise qui l’a conduit à l’hôpital début avril.
« Tout à coup j’ai senti que je ne pouvais plus tenir debout… Ce sont des collègues qui m’ont conduit à l’hôpital. » Vêtu du traditionnel gilet orange vif de la profession, il explique que « faute de pouvoir survivre autrement », il a déjà repris du service, en plaçant un petit linge mouillé sur sa tête, qu’il asperge d’eau régulièrement.
« C’est devenu insupportable de faire des trajets de plus de 500 mètres sous le soleil. Alors je n’accepte que des petits trajets, je fais souvent des pauses, je ne travaille pas aux heures chaudes. Du coup je gagne moins qu’avant, seulement 300 baths [8 euros] par jour maximum. Ma fille a très peur que je fasse à nouveau un malaise. » Il évoque aussi des risques accrus et la multiplication des accidents de la route parce que « les motocyclistes ne respectent pas les feux rouges s’il n’y a pas d’ombre ». « C’est insoutenable de devoir rester au soleil en ce moment, ça brûle comme du feu. »
L’Asie du Sud-Est est l’une des plus vulnérables au monde au dérèglement climatique
La chaleur devient un enjeu de santé publique. Selon les données du ministère de la santé thaïlandais, au moins 38 personnes sont mortes d’insolation depuis le mois de janvier. Selon Somyot R., pharmacien à Bangkok, les fortes températures favorisent certaines maladies : « Mes patients sont désemparés, ils souffrent d’affections de la peau, du système respiratoire… Le grand problème, c’est aussi que les températures baissent à peine la nuit, donc tous ceux qui n’ont pas la climatisation chez eux ont du mal à dormir. Faute de sommeil, la santé se détériore rapidement. C’est particulièrement vrai pour tous ceux qui sont déjà fragiles, qui ont des maladies chroniques. »
Dans les hautes tours du centre-ville, les Thaïlandais des classes moyennes disposent de bureaux et d’appartements climatisés mais l’usage massif de la climatisation provoque des consommations d’électricité record et contribue à augmenter encore les températures extérieures. Les villes de Bangkok, Pattaya, Udon Thani ont subi plusieurs coupures d’électricité sous l’effet du pic de consommation ces dernières semaines.
La région de l’Asie du Sud-Est est l’une des plus vulnérables du monde au dérèglement climatique. Selon le professeur Seree Surapathit, directeur du Centre d’études sur le changement climatique et les catastrophes naturelles, basé à Rangsit, si les températures mondiales augmentent de deux degrés au cours de la prochaine décennie, « un scénario considéré comme optimiste, pour les Nations Unies », rappelle-t-il, la Thaïlande et sa région verraient augmenter les jours d’extrême chaleur jusqu’à 60 voire 80 jours par an. Dans le cas d’une augmentation de 4,5 degrés (un scénario plus réaliste), ce seuil atteindrait près de 220 jours par an, l’extrême chaleur devenant ainsi la norme des températures régionales.
(Ad Extra / Claire Lapierre)