Chine

Art sino-chrétien, principes d’inculturation et influences romaines en Chine de 1949 à nos jours

Eglise de Cizhong province du Yunnan, construite par les missionnaires des MEP, XIX e siècle. Eglise de Cizhong province du Yunnan, construite par les missionnaires des MEP, XIX e siècle. © E. Lincot
Lecture 10 min

L’énormité du sujet ne nous permettra ici que d’aborder les points les plus saillants d’une histoire riche et qui, sur la longue durée, nous conduit du Haut Moyen Âge à l’époque la plus contemporaine, sur le mode d’une inculturation qui peut être, selon les époques, dûment partagée. Si influences il y a, elles sont donc basées sur le principe de la réciprocité. Plusieurs facettes du phénomène peuvent être abordées : doctrinal, artistique, sociologique et enfin, politique. Nous en livrons à travers ce premier article une courte synthèse.

Une histoire ancienne

Les premiers témoignages d’une présence chrétienne commencent avec la pénétration depuis les régions de culture persane et via les Routes de la soie de communautés nestoriennes dans l’espace chinois. À Kuqa, au Xinjiang comme à Gaochang, les premiers orientalistes européens, à la faveur de leurs missions en Chine rapportent, à Berlin notamment, des artefacts de ces régions[1]. Mais l’un des documents les plus importants datant de la dynastie T’ang (VIIe siècle) attestant de cette présence est la stèle bilingue (syriaque, chinois) dite des Nestoriens. Conservée à Beilin (littéralement : « la forêt des Stèles ») à Xi’an, ancienne capitale impériale, elle mentionne le nom de nom de Daqing, associée à Rome ; laquelle peut-être désigne la Rome byzantine. Le nestorianisme en tant que doctrine ne reconnaissant que la Nature humaine du Christ semble s’être plutôt bien accommodé des préceptes confucéens. Des adeptes de cette religion exercent leur foi jusqu’au XIII° siècle, à l’époque de la dynastie mongole des Yuan[2]. C’est toutefois l’épopée jésuite qui constitue sans doute l’une des phases les plus importantes de la pénétration du christianisme en Chine. Avec la mission d’évangélisation de Matteo Ricci (1552-1610), premier sinologue européen, et celle entreprise par ses successeurs, la Cour de Chine s’entiche de cet art venu de l’étranger. En retour, apparaît par la médiation jésuite, le goût des « chinoiseries », d’un exotisme sinophile qui s’étend à toutes les Cours aristocratiques européennes et au monde de la pensée[3].

La réalisation du Portrait de l’Empereur Qianlong jeune (vers 1737) par le Père jésuite
Giuseppe Castiglione (1688-1766), est en cela très symptomatique d’une période où l’écart entre civilisations chinoise et européenne donne lieu à des expérimentations picturales marquées du sceau de l’hybridité. Il en va de même pour l’art des jardins ou celui de l’architecture, ecclésiale notamment, alors que se poursuit sur le plan politique, au XIX° siècle et dans le contexte des guerres de l’Opium, une mise au pas de la société chinoise. Marquée par un rapport dominant / dominé, elle entame une remise en cause profonde de son système de pensée et s’ouvre, souvent sous la contrainte des puissances européennes, à un univers à la fois culturel et religieux qui lui était encore profondément étranger. Le territoire se couvre alors d’églises, et d’une peinture d’autel. Elle permet de s’initier aux principes de la perspective, et à un genre pictural nouveau où le narratif inspiré de l’art chrétien consacre une dimension importante à la dimension tragique du sujet. Beaucoup de ces témoignages ont été détruits durant la Révolution culturelle (1966-1976)[4]. Restent toutefois, dans des régions reculées du pays (le Yunnan notamment quasiment soumis à un protectorat depuis le Vietnam alors colonisé par les Français) de beaux vestiges telle l’église de Cizhong, en une terre de mission se trouvant au carrefour des populations montagnardes tibéto-birmanes, et celles Han de la Chine.

De très grandes villes comme Shanghai ont préservé leurs églises, telle Saint Ignace dont l’édification s’est accompagnée de la fondation d’une Université d’importance, Aurore. L’indifférence à cette présence chrétienne est alors impossible. Elle est montrée du doigt par les plus radicaux de l’élite chinoise pour sa supposée collusion avec les pouvoirs étrangers[5]. Au reste, le rôle de la France, « Fille aînée de l’Église », même républicaine, ne déroge pas à la règle que de défendre les communautés chrétiennes du pays, qu’elle qu’en soit la nationalité. Cette association entre pouvoir politique et mission d’évangélisation nuit à la crédibilité des missions. Le Pape Benoît XV (1854-1922) prône en cela de privilégier les approches vernaculaires et s’insurge contre toute forme de colonisation. Il est en cela rejoint par d’ardents missionnaires dont la pratique du terrain les conforte dans cette voie. Le parcours du Père Vincent Lebbe (1877-1940) est en cela un exemple des plus significatifs. Nombre d’artistes de la génération de l’entre-deux-guerres sont profondément marqués par le choix d’une esthétique chrétienne comme le peintre Lin Fengmian (1900-1991) dont les Piéta semblent devoir autant aux figures bouddhistes de Guanyin qu’aux scènes religieuses d’un Georges Rouault. Cette inspiration religieuse est en revanche combattue par le régime communiste, une fois celui-ci instauré à partir de 1949.

Ruptures et continuités sous le régime communiste

Durant trois décennies, peinture nationale (« Guo Hua » en langue chinoise), sous des caractéristiques réaliste-socialistes, sont alors imposées par le nouveau régime. Peintures de commande entièrement dédiées à la propagande du Parti Communiste participent de l’avènement d’une véritable « religion politique »[6]. Relevant de l’idéocratie, ces œuvres, monumentales dans leur dimension, exaltent la figure du dirigeant suprême Mao Zedong (1893-1976) ; lequel est au centre des compositions et souvent représenté dans des postures augustiniennes. Elles relèvent de ce « fantasme de l’Un » comme l’a qualifié Claude Lefort pour désigner ce qui caractérise un régime totalitaire[7] et leur effet de perspective donne assure à l’idéologie du régime une vision eschatologique de la société chinoise et du monde. À la faveur des réformes initiées par le successeur du grand Timonier, Deng Xiaoping (1904-1997), une libéralisation partielle du régime permet à la scène artistique de se libérer quelque peu du carcan qui lui avait été jusqu’alors imposé. Les frères Gao, tout particulièrement, ont recours à des référents chrétiens et établissent un dialogue constant avec les artistes de la modernité française pour dénoncer les répressions maoïstes et entreprendre à leur manière un véritable travail d’anamnèse.

The Execution of Christ, (209) est un groupe sculptural d’une rare intensité, réalisé par les frères Gao, citationnel de surcroît ; pratique à laquelle se livre toute une génération de plasticiens issus d’une période aujourd’hui bien révolue[8], comme nous le montre l’œuvre de Yue Minjun inspiré de Manet. Mais cette interrogation des artistes ayant recours à des œuvres inspirées du christianisme se poursuit toutefois au sein de la diaspora à travers l’œuvre de Yan Pei-Ming ou bien dans des régions périphériques de la Chine où la liberté de culte est préservée, à Taïwan notamment. C’est sur l’île où se réfugie le Guomindang qu’une intense réflexion sur les possibles accommodements entre christianisme et néoconfucianisme est poursuivie par le philosophe Hu Shi (1891-1962). Ses éclairages convergent vers des phénomènes d’inculturation d’un type nouveau que le penseur Liu Xiaofeng qualifie de « christianisme culturel ». Dans ses premières manifestations, il est en tout cas associé à la modernité comme nous le rappelle avec force la conversion de celui que l’historiographie chinoise présente comme étant le père de la Révolution chinoise, Sun Yat-sen (1866-1925). Longtemps sous-estimé, le facteur chrétien pèse de tout son poids dans la configuration politique de la Chine où se développe un large spectre de nouveaux mouvements religieux, de la secte Falun Gong aux adeptes du qigong[9], persécutés en Chine mais particulièrement actifs sur ses marges, ou encore aux mouvements évangélistes et pentecôtistes.

Le catholicisme, par exemple, est transformé dans son architecture interne et son implantation géographique par le réveil pentecôtiste qui intervient en Chine[10]. C’est un aspect essentiel de la globalisation. Un autre aspect de cet effet de la globalisation, comme le souligne François Mabille, sur les diasporas religieuses est leur renversement de perspective[11]. L’épopée missionnaire s’inverse, elle devient non seulement un phénomène Sud-Nord mais aussi Sud-Sud. Avec une grande variété de groupes bouddhistes, hindouistes, lamaïques, musulmans, chrétiens ou encore ceux se réclamant de la religion sikhe, elle vient fracturer l’homogénéité religieuse des sociétés de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. Si leurs initiatives caritatives ou en matière de Peace Building se font généralement discrètes, et notamment pour les associations pentecôtistes a priori inattendues dans les régions de l’Asie centrale et du Moyen Orient[12], elles ne participent pas moins d’une globalisation du fait religieux. L’endogène et l’exogène disparaissent (le fait religieux relevant d’une réalité « locale », c’est-à-dire à la fois locale et globale, pour parler le langage d’un Zygmunt Bauman[13]) ; l’exotique tout autant. Et ce qui vaut pour la pensée vaut naturellement pour les arts.

Emmanuel_Lincot

Professeur à l’Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot, est Chercheur-associé à l’IRIS

-> VIDEO DU COLLOQUE :


[1] Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, Paris, Arthaud, 1981

[2] On lira avec profit deux catalogues d’exposition à ce sujet, l’une à Nantes, l’autre à Draguignan : Marie Favereau (dir°), Les Mongols et le monde, Nantes, éditions du Château, 2023 ; Les Routes de la soie. Entre vestiges et imaginaires, Draguignan, Snoeck Gent, 2024

[3] Etiemble, L’Europe chinoise. De l’Empire romain à Leibniz, Paris, Gallimard, 1988

[4] Yang Jisheng, Renverser Ciel et Terre – la tragédie de la Révolution culturelle, Paris, Seuil, 2020

[5] Jacques Gernet, Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, Gallimard, 1982

[6] Emilio Gentile, Les religions de la politique : entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005

[7] Claude Lefort, Essais sur le politique – XIX°-XX° siècles, Paris, 1988

[8]Emmanuel Lincot, Peinture et pouvoir en Chine (1979-2009) : une histoire culturelle, Paris, You Feng, 2010

[9] David A. Palmer, La fièvre du qigong. Guérison, religion et politique en Chine (1949-1999), Paris, EHESS, 2005

[10] Claude Meyer, Le renouveau éclatant du spirituel en Chine. Renaissance des religions, répression du Parti, Paris, Bayard, 2021

[11] François Mabille, Etat et religion : enjeux contemporains et populisme religieux dans : Géopolitique des religions, Diplomatie – Les grands dossiers, n°79, avril-mai 2024, pp. 26-31

[12]Jérémy Jammes, Les nouvelles toutes asiatiques de la foi : dynamiques missionnaires, La Découverte – « Hérodote » 2020/1 N° 176 – pp. 139 – 152

[13] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Arles, Le Rouergue / Chambon, 2006

Dans le même dossier

Sur le même pays