Népal

Pékin, New Delhi et la crise népalaise

Le « temple des singes » à Katmandou, la capitale népalaise agitée début septembre par un mouvement qui a renversé le gouvernement. Le « temple des singes » à Katmandou, la capitale népalaise agitée début septembre par un mouvement qui a renversé le gouvernement. © liveandletsfly.com / CC BY-NC 4.0
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Alors que la nouvelle Première ministre intérimaire népalaise Sushila Karki a été nommée ce 12 septembre, le géopolitologue Olivier Guillard analyse la crise népalaise vue de Pékin et de New Delhi. Les deux géants asiatiques, qui se livrent de longue date une course à l’influence au Népal, ont suivi de près les événements, d’un côté avec pragmatisme et de l’autre avec inquiétude. C’est en effet le 3e gouvernement d’Asie du Sud à tomber après le Sri Lanka en 2022 et le Bangladesh l’an dernier.

Au cœur de l’Himalaya, le énième[1] chaos politique à avoir secoué l’ancien royaume hindou (République fédérale démocratique du Népal depuis 2008) a suscité l’attention et l’inquiétude de ses 31 millions d’habitants.

Au Nord et au Sud du territoire où naquit le Bouddha (au VIsiècle avant J.-C.), par-delà respectivement 1 400 et 1 800 km de frontières terrestres communes, les géants d’Asie, la Chine et l’Inde, se livrent de longue date une course à l’influence dans le pays. Ils étaient donc aux premières places des observateurs, et ont suivi de très près – avec des sentiments et des appréhensions variables – les récents événements qui ont malmené Katmandou et sa gouvernance politique exsangue rejetée par la population.

La Chine, la Belt & Road Initiative (BRI) chère à Xi Jinping, et son « pragmatisme »

On ne saurait dire de son tout dernier déplacement officiel à l’étranger qu’il a porté chance au désormais ex-Premier ministre népalais. Du 30 août au 3 septembre, Khadga Prasad Sharma Oli, le 38e chef de gouvernement de la très volatile histoire politique népalaise moderne[2], était en visite en République populaire de Chine afin de participer au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin[3] et au défilé militaire du 3 septembre dans la capitale Pékin.

Une semaine plus tard, le 9 septembre au lendemain d’affrontements meurtriers entre manifestants antigouvernementaux et forces de l’ordre ayant fait plusieurs dizaines de morts et une kyrielle de blessés dans la capitale Katmandou, le Premier ministre Oli remettait sa démission. À la satisfaction des protestataires de la génération Z plébiscitant le renouveau d’une classe politique désavouée dans son ensemble.

À 3 000 km de là vers l’Est, dans la capitale de l’ancien empire du Milieu, l’effondrement du passable édifice politique népalais suscitait certes quelques froncements de sourcil dans les couloirs du pouvoir ; mais sans verser dans l’inquiétude.

Réaliste, Pékin entend composer avec les nouveaux tenants du pouvoir

Certes, depuis 2017, le Népal est partie prenante de l’ambitieuse Belt & Road Initiative (Nouvelles routes de la Soie, BRI) marketée sans relâche par Pékin – le 2e partenaire à l’import, loin derrière l’Inde, de Katmandou. Lors de la décennie écoulée, les investissements chinois dans le pays se sont accélérés, dans les infrastructures stratégiques[4] notamment – avec quelque insuccès toutefois (cf. liaison ferroviaire[5]) –, à mesure que les relations entre Katmandou et New Delhi connaissaient des tensions significatives (dans la foulée d’un quasi-blocus commercial imposé quatre mois durant en 2015 par l’Inde).

Pragmatiques, les autorités chinoises ont été promptes à saluer la nomination le 12 septembre d’une Première ministre intérimaire, Mme Sushila Karki, et à confirmer la dynamique bilatérale porteuse entre les deux voisins : « La Chine et le Népal partagent une longue tradition d’amitié. Comme toujours, la Chine respecte la voie de développement choisie de manière indépendante par le peuple népalais. » Et le ministère chinois des Affaires étrangères d’assurer être « prêt à travailler avec le Népal pour faire progresser les échanges et la coopération dans divers domaines et promouvoir la croissance continue de leurs relations ».

Dans une grande mesure, semble-t-il, peu importe aux autorités chinoises que ce possible changement d’ère politique soit intervenu chez l’exsangue voisin népalais, dont elles ne découvrent pas les limites et les carences du système. Réaliste, le gouvernement pékinois entend composer avec les futurs nouveaux tenants du pouvoir et de l’autorité à Katmandou, quels qu’ils soient, ainsi qu’il le faisait quand un souverain régnait dans la capitale népalaise (jusqu’en 2008), où quand l’insurrection maoïste (1996-2006) parvenait à placer à la tête du pays son ancien chef de guerre « Prachanda » – le terrible – (Premier ministre à trois reprises entre 2008 et 2024[6]).

La « plus grande démocratie du monde » et l’enjeu népalais

En revanche, la situation s’avère plus sensible voire délicate pour le rival stratégique indien. Dans la patrie du Mahatma Gandhi et de J. Nehru, alors que le paysage politique népalais a été redessiné a priori en profondeur par la matrice politique populaire citoyenne – via un maelström inattendu –, le siège de la diplomatie indienne South block a été littéralement pris de court à New Delhi, où du reste était initialement attendu ces jours-ci l’ancien Premier ministre Oli (visite programmée les 16 au 17 septembre).

Fort étroite à maints égards (sous les angles historiques, culturels, religieux[7], économiques[8] ou encore administratifs[9]) – sans pour autant être libre de tout désaccord –, la relation indo-népalaise lie dans une grande mesure le sort de l’État enclavé himalayen à son bien plus imposant voisin méridional ; pour le meilleur et le pire, que cela plaise ou non à Katmandou ou à Delhi.

Après avoir vu en 2022 le chaos politique s’emparer du Sri Lanka, et avoir assisté l’an dernier à la chute du Bangladesh et de son gouvernement pro-indien sous la pression de la rue, l’Inde contemple donc avec une nervosité compréhensible un troisième gouvernement voisin immédiat du sous-continent subir les affres de la chute et de la colère populaire.

Le 9 septembre sur le réseau social X, le Premier ministre indien Narendra Modi a partagé sa douleur et son désarroi : « La violence au Népal est déchirante. Je suis bouleversé par la perte de nombreuses jeunes vies. La stabilité, la paix et la prospérité du Népal sont d’une importance capitale pour nous. J’appelle humblement tous mes frères et sœurs népalais à soutenir la paix. »

« New Delhi doit comprendre la colère profonde qui a conduit à ce soulèvement »

Ces dernières décennies, les autorités indiennes ont entretenu des rapports avec l’ensemble des acteurs politiques népalais, tous partis confondus ou presque. Le fait que ces derniers soient aujourd’hui rejetés sans ambages – par la génération Z et par les lassés de la corruption, de la mauvaise gouvernance et du népotisme – inquiète quelque peu New Delhi, redoutant un possible ajustement à ses dépens au profit du rival stratégique chinois.

À Katmandou, d’aucuns se rappellent d’ailleurs qu’il y a peu (en 2019), nombre de Népalais s’étaient émus de la publication par l’Inde d’une carte intégrant dans son territoire des zones revendiquées[10] par Katmandou, donnant lieu à de virulentes crispations diplomatiques…

La période d’incertitude politique s’ouvrant chez son voisin pourrait également contrarier l’avancée de certains projets, d’infrastructures hydroélectriques notamment[11].

L’ancien diplomate et auteur reconnu Shashi Tharooresquisse pour New Delhi une approche tout en tact, mesure et bon sens : « Le Népal se trouve à la croisée des chemins. Pour l’Inde, les enjeux sont trop importants pour considérer cela comme un simple épisode de plus. New Delhi doit comprendre la colère profonde qui a conduit à ce soulèvement et y répondre par une stratégie nuancée et à long terme qui privilégie le respect mutuel, la coopération économique et la sécurité, tout en laissant le peuple népalais assumer lui-même les lourdes responsabilités politiques. »

L’ambitieuse quatrième économie mondiale et pierre de touche du sous-continent indien sera-t-elle assez pragmatique (elle aussi) pour ajuster sa future « feuille de route népalaise » ?

(Ad Extra, Olivier Guillard)


[1] On pense ici notamment à l’insurrection maoïste de 1996-2006, au massacre de la famille royale en juin 2001.

[2] Rien de moins qu’une vingtaine de gouvernements différents se sont succédé à Katmandou depuis 2001…

[3] Rencontre également avec le président chinois Xi Jinping.

[4] Cf. construction de routes, de barrages hydroélectriques ; réseaux de télécommunications, etc.

[5] Entre Jilong (Tibet) et Katmandou ; travaux entamés en 2016 et toujours englués dans leur phase 1…

[6] 2008-2009 ; puis entre 2016-2017 ; une dernière fois entre décembre 2022 et juillet 2024.

[7] Plus de 4 Népalais sur 5 sont de confession hindouiste.

[8] Les deux tiers des exportations népalaises et les sept dixièmes de ses importations se font avec l’Inde.

[9] Les ressortissants indiens et népalais n’ont pas besoin de visa pour séjourner dans le pays voisin.

[10] Région occidentale proche de la frontière avec la Chine.

[11] Barrages Arun-3 (district de Sankhuwasabha, dans l’Est) et Phukot Karnali (dans l’Ouest népalais) notamment.

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