Taïwan : le temps des doutes entre Taipei, Pékin et Washington

Le président Lai s’est dit « attaché à la paix » tout en voulant continuer de renforcer les défenses de Taïwan , car « nous ne pouvons pas nous permettre de rêver ni de nous faire d'illusions. » Le président Lai s’est dit « attaché à la paix » tout en voulant continuer de renforcer les défenses de Taïwan , car « nous ne pouvons pas nous permettre de rêver ni de nous faire d’illusions. » © Heute.at / CC BY 4.0
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Des sentiments mitigés prévalent ces derniers jours à Taipei, la capitale de l’ancienne Formose, la belle île (formosa en portugais) devenue l’île rebelle au fil de ses décennies de résistance aux revendications territoriales et politiques de Pékin. Le géopolitologue Olivier Guillard dresse ici le bilan de la situation du pays, un an après le début du mandat du président Lai Ching-te, qui a marqué sa première année à la tête du gouvernement ce mardi 20 mai.

Mardi 20 mai, le président Lai Ching-te (parti DPP, démocrate et pro-indépendance de Taiwan) célébrait sa première année à la tête de l’insulaire République de Chine (nom officiel de l’île) sans fanfare ni extravagances. Des célébrations marquées dans l’atmosphère tendue que l’on connait, alors que les quelque 24 millions de Taïwanais font face, par-delà le détroit de Taïwan, à la province de Guangdong de l’entreprenante et irascible République populaire de Chine du président Xi Jinping.

Succédant en mai 2024 à la présidente Tsai Ing-wen (du DPP également), l’actuel chef de l’État taiwanais (taxé[1] par Pékin d’être un « destructeur de paix » et « l’instigateur des crises du détroit », entre autres…) a prononcé un traditionnel « discours à la nation » en cette journée spéciale inaugurant l’an II de son administration (mandat présidentiel quadriennal à Taiwan). Son allocution devant les médias a balayé une foule de sujets : commerce mondial, valeurs démocratiques en tant que « piliers de l’avenir de Taïwan », investissements dans la lutte contre le changement climatique, santé publique, résilience nationale, stabilité sociale, compétitivité de Taiwan[2], etc.

En matière de politique étrangère, le 8e président taiwanais (depuis Chiang Kai-shek en 1948) a insisté sur la nécessité pour son pays de renforcer les liens (politiques et commerciaux) avec des régimes démocratiques[3], des États voisins amis. Il souhaite aussi capitaliser davantage sur l’importance du secteur des technologies de l’information afin d’ancrer plus stratégiquement encore la nation dans l’environnement globalisé contemporain. En revanche, l’allocution du président Lai, âgé de 65 ans et d’une formation de médecin (spécialiste des lésions de la moelle épinière) ne contenait aucune référence explicite à la très volatile situation sino-taiwanaise.

« L’agresseur est celui qui porte atteinte à la paix »

Il a fallu qu’un journaliste l’interpelle Ching-te sur le sujet pour qu’il aborde un tel sujet sensible. En préambule, il a notamment insisté sur le fait que Taïwan milite pour la paix et le dialogue avec la Chine continentale, mais la situation des rapports sino-taiwanais étant ce qu’elle est, « l’île rebelle » n’a actuellement d’autre option que de continuer à renforcer ses défenses, a-t-il souligné, « car se préparer à la guerre est le meilleur moyen de l’éviter ».

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« Moi aussi, je suis attaché à la paix », a poursuivi Lai. « Car la paix n’a pas de prix et la guerre n’a pas de vainqueurs. Mais lorsqu’il s’agit de rechercher la paix, nous ne pouvons pas nous permettre de rêver ni de nous faire d’illusions. Je le répète ici : Taiwan est heureuse d’avoir des échanges et une coopération avec la Chine, à condition que la dignité réciproque soit respectée. »

Au cours de cette première année de mandat, chacun de ses discours majeurs (cf. en mai puis en octobre 2024) a été sanctionné dans la foulée par Pékin. Chaque fois, la Chine a ordonné des manœuvres militaires à grande échelle autour de Taiwan, pointant du doigt les responsabilités de l’autre côté du détroit sans prononcer le nom du régime incriminé.

Dans ce contexte, les propos de Lai Ching-te ne sauraient être plus clairs. Il s’est même montré encore plus incisif, en soutenant : « L’agresseur est celui qui porte atteinte à la paix (…). De nombreux pays dans le monde, dont Taïwan, sont en fait menacés par des agresseurs. »  Une sentence qui n’aura guère pris par surprise l’observateur taïwanais ou étranger : deux mois plus tôt (courant mars), cet ancien vice-président et premier ministre parlait de la République populaire de Chine du président Xi Jinping comme d’une « force étrangère hostile », provoquant la colère attendue du pouvoir pékinois…

Les craintes d’une nouvelle démonstration de force autour de l’île

De fait, dans la capitale taiwanaise, en se basant sur l’historique de l’année écoulée, d’aucuns redoutent que l’armée populaire de libération (APL) chinoise prolonge en 2025 cette jurisprudence musclée en se livrant, ces prochains jours et ces prochaines semaines, à une nouvelle démonstration de force, sur mer et dans les airs, autour de l’île. À Taipei, les autorités demeurent par précaution sur leurs gardes, scrutent l’activité militaire de l’autre côté du détroit de Taiwan, à l’instar des exercices de « tirs réels » organisés le 21 mai par les forces chinoises au large de la ville côtière de Shantou…

Au surlendemain du discours du chef de l’État, le ministère de la défense nationale recensait une quarantaine d’incursions aériennes militaires chinoises et la présence cumulée d’une vingtaine de navires à proximité immédiate de l’île. Cela dit, l’ampleur de ces opérations pourraient sembler substantielle, mais c’est dernières années, c’est devenu la norme[4] avec les gray zone tactics employées par Pékin pour tester, harceler et éreinter Taïwan, ses autorités, ses forces armées et le moral de la population.

Il faut noter ici que selon le patron du National Security Bureau (NSB) – la plus haute autorité taïwanaise en matière de sécurité nationale –, le mode opératoire employé ces dernières années par les forces chinoises vis-à-vis des îles périphériques de Taïwan (comtés de Kinmen et Lienchiang / Matsu) s’inspirerait de l’infiltration russe en Crimée avant l’invasion du territoire par les troupes de Moscou en 2014 (volonté d’intégration économique, culturelle et ethnique).

Les relations américano-taiwanaises « meilleures que jamais » ?

À Taipei, Kaohsiung ou Hualien, un autre sujet d’inquiétude tourmente nombre de Taiwanais – en plus de la situation politique intérieure plutôt fiévreuse[5] et des incidences sur l’économie locale de la guerre commerciale globale engagée par la Maison Blanche. En effet, les habitants deviennent beaucoup moins sereins quant à la solidité du soutien de la puissante Amérique à Taiwan. Certes, si le président Lai a qualifié à plusieurs reprises les relations américano-taiwanaises de « meilleures que jamais[6] », les droits de douane imposés le 2 avril (+32 %) par l’administration Trump jettent clairement un froid.

De plus, voilà une quinzaine de jours (12 mai), une nouvelle déclaration tonitruante du président Trump a ajouté à cette appréhension compréhensible. Dans la foulée de négociations commerciales avec Pékin qui ont débouché sur une abrogation temporaire des droits de douane mutuels, le président américain s’est enthousiasmé devant la presse nationale et étrangère : « Ils ont accepté d’ouvrir la Chine, de l’ouvrir complètement, et je pense que ce sera fantastique pour la Chine, je pense que ce sera fantastique pour nous, et je pense que ce sera formidable pour la réunification et la paix. »

Sur le territoire taiwanais, c’est moins la notion de paix que le terme de réunification – interprété ici comme le « retour » de Taiwan dans le giron de la République populaire de Chine – qui a causé quelque stupeur et anxiété chez les quelque 24 millions d’habitants de l’ancienne Formose.

À Washington, au sein de la communauté diplomatique notamment, le léger malaise né de cette (énième) déclaration intempestive du dirigeant des États-Unis n’est guère passé inaperçu et a contraint le Département d’État à préciser rapidement le propos du chef de l’Etat, afin de tenter de rassurer Taipei au plus vite : « Le président parlait dans le contexte des relations commerciales entre les USA et la Chine. » Un correctif un peu sec qui, pour divers observateurs, peinera probablement à dissiper chez la 7e économie d’Asie la crainte d’un éventuel changement de politique US à l’égard de l’île, que fort peu de monde à Taipei appelle de ses vœux mais que beaucoup appréhendent désormais comme une vraie possibilité.

(Ad Extra, Olivier Guillard)


[1] Mi-mai, le ministère chinois de la Défense présentait Lai Ching-te comme un « fauteur de crise dans le détroit de Taiwan » exacerbant les antagonismes et compromettant la paix et la stabilité…

[2] 22e économie mondiale en 2025, entre la Suisse et la Belgique en termes de produit intérieur brut (PIB) nominal.

[3] Relevons ici que le 21 mai, le président E. Macron a remercié la société Foxconn Taiwan pour ses investissements dans l’Hexagone (de l’ordre de 250 millions d’euros), notamment la construction d’une usine de conditionnement et de test de semi-conducteurs de pointe.

[4] Entre le 1er et le 21 mai, les autorités militaires taiwanaises comptabilisent 304 incursions militaires aériennes et 183 incursions maritimes chinoises à proximité immédiate de l’île !

[5] En janvier 2024, les électeurs ont reconduit le DPP à la présidence pour 4 nouvelles années, mais dans le même temps, ils élisaient une Assemblée nationale où le DPP ne dispose plus de la majorité absolue, où le KMT (opposition) lui mène la vie dure…

[6] Les Etats-Unis sont le 2e partenaire commercial de Taiwan, derrière la Chine mais devant le Japon.

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