Conversions chrétiennes en Chine
© Revue EtudesRédigé par Pierre Vendassi, le 30/03/2018
En dépit de la répression, les communautés chrétiennes connaissent un grand succès en Chine. Une enquête de terrain en montre les raisons. Il faut souligner la dimension à la fois communautaire et personnelle de l’expérience chrétienne : les personnes sont reconnues dans leur subjectivité.
Depuis plus de trente ans, toutes les formes du christianisme connaissent en République populaire de Chine un succès sans précédent. Il n’est pas déraisonnable d’estimer que la population chrétienne s’y élève à plus de cent millions d’individus et que sa croissance ne faiblit pas, pour le moment. Il s’agit donc d’un mouvement toujours minoritaire et dont l’avenir seul pourra dire s’il est passager ou s’il constitue une tendance historique importante.
Néanmoins, un tel mouvement ne peut qu’intriguer l’observateur, tant il semble aller à rebours de certains préjugés. La Chine, croit-on d’abord, ne serait pas véritablement religieuse au sens où un Occidental pourrait l’entendre. La pensée chrétienne, sa vérité absolue, son Dieu créateur et rédempteur révélé par des prophètes seraient incompatibles avec une pensée chinoise, pragmatique et relative, immanente et produite par des sages1. La sécularisation des esprits, ininterrompue depuis plus de cent ans, fait ensuite songer que le Chinois contemporain, éduqué, préoccupé par son émancipation individuelle et sa prospérité, se détournerait volontiers des pensées et pratiques superstitieuses et bigotes issues de la tradition culturelle chinoise ou de quelque autre plus exotique. Il est enfin étrange, sur le plan politique, de songer qu’une religion toujours identifiée comme occidentale, largement associée au colonialisme, trouve le chemin du succès dans un pays gouverné par un État autoritaire, athée et pratiquant toujours activement la répression religieuse.
L’histoire, la culture et la politique se liguent pour faire de la christianisation des Chinois un véritable mystère à élucider
Il semble donc spontanément que l’histoire, la culture et la politique se liguent pour faire de la christianisation des Chinois un véritable mystère à élucider. Ce mystère fait écho à d’autres semblables qui, en Europe ou ailleurs, suscitent aussi la perplexité : à l’âge de l’objectivité et de l’individualisme, pourquoi certains individus font-ils le choix d’un religieux « communautaire » et d’une croyance scientifiquement non vérifiable ? Qu’est-ce qui motive certains de ces individus à la fibre croyante à poursuivre une carrière religieuse atypique et parfois radicale ?
En ce qui concerne le christianisme en Chine, dont les modes d’adhésion varient du simple acquiescement à l’engagement intégriste, les réponses déjà proposées ne sont jamais totalement invalidées mais toujours incomplètes et souvent rattachées à une seule cause explicative, comme la dérégulation sociale, l’instrumentalisation du religieux ou l’endoctrinement des croyants2. Celles-ci ne sont pas satisfaisantes car elles peinent à associer les facteurs historiques et culturels créant la possibilité d’une offre religieuse avec les facteurs sociologiques et psychosociologiques transformant cette possibilité en réalité tangible. Elles ne tiennent pas non plus compte du fait que les individus ne peuvent que rarement être réduits à leurs dispositions culturelles, à leurs calculs rationnels ou à ce que leurs émotions les poussent à faire ou à ne pas faire. Ces derniers composent leurs identités et leurs trajectoires à partir de tous ces éléments et l’enjeu pour le chercheur est bien d’en comprendre la combinaison.3
Cet enjeu n’est pas que scientifique dans la mesure où une compréhension plus fine de ces phénomènes permettra une orientation d’autant plus précise de leur prise en compte politique et sociale. L’analyse des phénomènes de conversions chrétiennes en Chine autorise aussi la conduite d’une réflexion décentrée sur les phénomènes de retour du religieux, notamment dans ses formes atypiques ou radicales telles qu’on en observe à l’heure actuelle en Europe et dans le monde.
À titre individuel aussi – et quelle que soit la position religieuse que l’on occupe soi-même –, comprendre les parcours religieux atypiques permet de faire l’expérience d’un décentrement salutaire, dans la mesure où, en religion aussi, interroger les marges permet de comprendre ce qui se joue au cœur de la société.
Devenir chrétien en Chine urbaine
Le christianisme connaît en Chine des modalités d’expression aussi variées qu’ailleurs4. J’ai eu l’occasion d’étudier certaines configurations urbaines au cours d’une enquête5, conduite auprès de croyants affiliés à huit institutions religieuses couvrant une partie du spectre du christianisme à Shanghai. Leurs conditions d’exercice varient de la reconnaissance légale à la persécution active en passant par la tolérance tacite6 : Églises protestantes affiliées au Mouvement patriotique des trois autonomies, organisation protestante officiellement reconnue et supervisée par le gouvernement ; Églises-maisons7 indépendantes, dépourvues de statut légal, inscrites dans des réseaux transnationaux de différentes envergures ; Église de Jésus Christ des saints des derniers jours, organisation mormone revendiquant une identité chrétienne pas toujours reconnue par les autres Églises chrétiennes et en négociation active avec le gouvernement afin d’obtenir une autorisation officielle d’exercice sur le territoire chinois.
Deux mouvements ont occupé une place marginale dans mon enquête. Tout d’abord, l’Église catholique, occupant une place historique et politique centrale dans l’histoire du christianisme chinois comme mondial. À mon grand regret, je n’ai été en mesure de conduire que deux entretiens avec des catholiques qui, lors de mes différentes tentatives de prises de contact, ont souvent manifesté une réticence à se livrer à un inconnu dépourvu d’aucune recommandation, compte tenu de la situation politiquement délicate de l’Église catholique en Chine. Les deux entretiens que j’ai conduits, ainsi que les messes auxquelles j’ai pu assister, me permettent de penser que les mécanismes observés dans d’autres Églises pourraient y être à l’œuvre, mais ces observations sont insuffisantes pour m’autoriser toute généralisation.
Le deuxième mouvement occupant une place marginale dans mon enquête est l’Église du Dieu tout-puissant, réinvention chinoise du christianisme, issue du mouvement des Églises autochtones, doublement hétérodoxe, considérée par les chrétiens de tous bords autant que par le gouvernement comme une menace8. Là encore, le contexte politique m’a empêché de dépasser le stade initial de mon enquête auprès de ces croyants.
Ce matériau, analysé à la lueur de l’histoire sociale, politique et religieuse récente de la Chine, permet de proposer une explication sociologique des conversions à même de rendre compte à la fois des facteurs d’ouverture rendant possible le développement d’une offre chrétienne et des processus par lesquels cette possibilité devient chaque jour une réalité pour de nombreux Chinois.
Les conversions ne sont pas des mouvements de rupture
Outre les apports liés à une tentative de conceptualisation innovante de la conversion religieuse, il ressort de notre analyse que les conversions observées relèvent de processus graduels constituant moins des ruptures que des transformations impliquant une forte continuité culturelle : en devenant chrétiens, les convertis réactivent, adaptent et dotent d’une légitimité transcendante des modèles sociaux et moraux largement issus de la tradition chinoise. Les conversions ne sont donc pas des mouvements de rupture. Mais cette continuité culturelle n’explique pas encore pourquoi certains individus embrassent la foi chrétienne. C’est dans l’initiation religieuse, y compris l’expérience « spirituelle » qu’elle produit et son processus d’interprétation, que se trouve éclairé le choix d’embrasser la foi chrétienne. Cette foi est ensuite transformée en une identité sociale que les individus mettent en valeur ou dissimulent, en fonction de leurs stratégies personnelles de distinction autant qu’en fonction des positions qu’occupent leurs Églises d’affiliation dans le paysage politico-religieux chinois.
La continuité culturelle au cœur des conversions
Les conversions ne sont jamais de purs mouvements de rupture : elles reposent sur la compatibilité des modèles sociaux à l’œuvre dans l’organisation religieuse avec ceux auxquels adhère déjà le futur converti. Les organisations chrétiennes croissent ainsi en Chine parce qu’elles sont à même de réactiver et d’adapter aux conditions contemporaines des représentations collectives ancrées dans la tradition et la culture dominantes.
Ainsi, en dépit d’une relative variété de contextes d’affiliation, le point commun de tous les parcours de conversion que nous avons analysés réside dans le jugement positif immédiatement porté sur la communauté que le futur affilié découvre lors des premiers contacts avec l’organisation religieuse. L’atmosphère et la vie sociale y semblent compatibles avec ses représentations du bien, du juste et du désirable. Les croyants sont jugés « bons », « aimables » ou vivant une vie « harmonieuse ».
Quelque degré d’exposition au christianisme qu’aient pu précédemment connaître les individus9, cette reconnaissance chez les chrétiens d’attributs positifs et la familiarité éprouvée avec leur mode de vie fait commencer le processus d’affiliation. Cette connivence morale se traduit rapidement en affection : les futurs convertis sont « touchés » par ce qu’ils voient et entendent, ils se sentent à leur aise, « comme en famille ». Ce sentiment est exacerbé au sein d’Églises « ethniques », jointes dans le cadre de migrations professionnelles et estudiantines.
La dimension familiale des Églises, omniprésente dans les récits de conversion, constitue le point focal de cette affinité élective. Si l’assimilation de l’organisation religieuse à une famille n’est pas une nouveauté10, elle traduit ici une proximité objective entre les organisations chrétiennes auxquelles s’affilient les individus et les structures familiales et religieuses de la culture traditionnelle chinoise ayant marqué de leur empreinte les représentations collectives.
La commensurabilité entre les structures familiales et religieuses chinoises et les Églises chrétiennes est frappante lorsque l’on observe le fonctionnement des Églises-maisons qui prolifèrent en Chine : les espaces domestique et sacré s’y confondent ; ces Églises sont souvent dirigées par un ancien, détenteur de sagesse et d’autorité, constituant avec son épouse un couple incarnant la complémentarité et l’harmonie, subvenant spirituellement et parfois matériellement aux besoins de la communauté, organisée comme une fratrie au sein de laquelle les aînés secondent ces parents symboliques. La distribution de l’autorité et des tâches dans la communauté respecte la distinction des âges, des sexes et des statuts matrimoniaux, sans que jamais rien ne soit figé par une règle : ce patriarcat allant de soi marque la continuité des traditions entre le christianisme contemporain de Chine, les écoles philosophiques traditionnelles et l’idéologie confucianiste prêtant un rôle central au respect des devoirs familiaux dans le maintien de la stabilité sociale11.
Au-delà des seules Églises-maisons, la continuité culturelle se prolonge dans le travail moral des organisations chrétiennes qui, sans bouleverser les définitions traditionnelles du bien et du mal, en proposent une traduction normative. On encourage les croyants à cultiver l’honnêteté, la loyauté, la maîtrise des passions, la recherche du plus grand bien, la quête de connaissance et de sagesse : les comportements prônés dans les Églises reflètent ainsi ceux de l’homme de bien confucéen12. Dans l’espace religieux, chacun s’exerce à ces vertus, quelle que soit la vie qu’il mène au dehors. Cette continuité des traditions sert de fondement au processus de conversion.
L’expérience religieuse : une subjectivation communautaire
et transcendante
On voit donc que les conversions religieuses ne sont réductibles ni à de l’endoctrinement, ni à des stratégies cyniques ni à des effets de marché. Elles ne sont pas non-plus réductibles à cette continuité culturelle que nous venons d’évoquer. Celle-ci ne sert que de fondement rendant possible l’entreprise d’une initiation religieuse essentielle au processus de conversion. En effet, les individus se convertissent parce que leur initiation religieuse engendre une expérience suffisamment extraordinaire et positive pour qu’ils aspirent à la reproduire et envisagent sérieusement d’adhérer aux croyances religieuses. C’est ensuite l’analyse réflexive de cette expérience qui les conduit à endosser les croyances religieuses fondamentales de l’organisation qu’ils rejoignent.
Au cours des rituels, les gestes et expressions produits par l’assemblée tout entière (chants, psalmodies, mains levées ou jointes, exclamations du nom de Jésus et « Amen » répétés, etc.) contribuent à créer une ambiance particulière autour du nouvel adepte, inédite et différente de tout ce qu’il peut avoir expérimenté dans sa vie quotidienne. Les gestes, paroles et chants des rituels produisent en lui des sensations et des sentiments n’appartenant pas à son expérience ordinaire. Il accède alors à un état cognitif et sensoriel qu’il convient de nommer « sacré », au sens durkheimien du terme13, c’est-à-dire distinct de la vie quotidienne et profane. Dans les Églises-maisons, la ferveur et la chaleur de la communauté souvent réduite, le caractère intime des expériences partagées, l’affection éprouvée au contact des autres ou le charisme du pasteur contribuent à faire émerger cet état cognitif, vécu par l’individu comme une expérience inédite. Dans les Églises officielles, l’absence d’une intimité chaleureuse et familiale est compensée par la grandeur des lieux de culte, la majesté des chœurs, la solennité des rites ou l’ampleur de l’assemblée. Les hauts plafonds, les voûtes, le son amplifié par les micros et par la masse des croyants de ces églises, très souvent pleines aux heures du culte, la qualité des chœurs polyphoniques fervents et bien organisés font naître chez le croyant un sentiment de puissance, grandiose et majestueux.
Les sensations et sentiments suscités par les expériences vécues lors des rituels ou pratiques dévotionnelles présentent la particularité d’être insolites aux yeux du nouveau venu. De ce fait, tandis qu’il participe au rituel, l’individu devient aussi contemplatif de son état, interrogeant ce qu’il éprouve et qui appelle une interprétation dont il lui semble qu’elle ne va pas de soi. Il faut aussi ajouter que ce qu’il éprouve, même lorsqu’il s’agit d’émotions fortes ou habituellement gênantes, telles que le fait de verser des larmes en public, lui semble ici revêtir un caractère positif. Dans certains cas aussi, les convertis évoquent une prise de conscience, non pas d’une réalité divine supérieure, mais d’une conviction que les enseignements prodigués ainsi que les modèles comportementaux observés dans le cadre de l’organisation religieuse constituent la voie qu’ils doivent suivre à titre individuel. Ces expériences sacrées revêtent des formes différentes mais produisent des effets comparables.
Les sensations et sentiments suscités par les expériences vécues sont insolites pour le nouveau venu
Toutes ces expériences, par leur caractère insolite, appellent un travail cognitif de l’individu qui doit donner du sens à ce qu’il éprouve. Il cherche à produire des explications du phénomène qui le préoccupe ou à sélectionner, parmi les explications disponibles, celles qui lui semblent les plus satisfaisantes ; car la plupart du temps, lorsque la manifestation survient, elle est en premier une expérience de nature a-rationnelle14. En ce sens, l’individu est conscient qu’il est possible d’en proposer diverses interprétations. Les effusions émotionnelles pourraient être ainsi attribuées à l’atmosphère chaleureuse des lieux de culte qui conduirait à un relâchement des individus pénétrant dans un espace où les interactions ne semblent plus régies par l’obligation sociale ou la nécessité de « garder la face ». Le simple hasard pourrait être une explication suffisante et rationnellement satisfaisante de bien des « signes » ou « expériences » vécues par les croyants. Pour nombre d’entre eux, l’hypothèse de l’autosuggestion se présente à l’esprit quasi instantanément. Pourtant, dans tous les cas, après une phase d’interrogation de durée variable, l’individu choisit d’interpréter ce qu’il a expérimenté comme le produit d’une interaction avec le divin. Chose plus frappante encore, son expérience sensorielle est aussi vécue comme une expérience cognitive : elle ne le convainc pas simplement qu’il est entré en contact d’une façon ou d’une autre avec une force surnaturelle, mais aussi qu’il a acquis, au travers de cette expérience, une connaissance. L’individu déclare ainsi « croire » ou « savoir » quelque chose à la suite de son expérience.
Le choix d’interpréter l’expérience vécue comme résultant d’une action divine trouve plusieurs raisons. Premièrement, lorsqu’un individu tente d’interpréter ou d’expliquer un phénomène inhabituel, l’explication la plus objectivement rationnelle n’est pas toujours la plus intuitive ou allant de soi15. Admettre l’idée qu’une interprétation ne faisant intervenir aucun élément surnaturel ou invérifiable serait objectivement plus rationnelle qu’une autre requiert sans doute déjà une forme de familiarité avec la pensée scientifique. D’autres interprétations se présentent à l’individu reposant sur d’autres prémisses du sens commun, notamment celle-ci : un phénomène perçu comme extraordinaire ne peut avoir pour cause qu’un autre phénomène extraordinaire. Les croyants en devenir ont généralement conscience de la coexistence de ces interprétations reposant sur des prémisses différentes. Mais n’étant ni des rationalistes purs, ni à ce point des fondamentalistes religieux, ces interprétations demeurent à leurs yeux rationnellement indécidables sur l’instant16. C’est ici que l’apprentissage religieux individuel et collectif intervient à nouveau : l’accumulation des témoignages venant de personnes jugées bonnes et dignes de confiance, associée à la reproduction des expériences individuelles au cours des pratiques rituelles et dévotionnelles rend l’hypothèse « surnaturelle » plausible à leurs yeux.
Une forme d’intégrité intellectuelle, fortement subjective, conduit aussi ces derniers à endosser l’explication surnaturelle, notamment dans les cas où l’expérience semble contenir quelque chose de l’ordre de la connaissance (« J’ai senti que Dieu m’aimait », « J’ai entendu une voix », etc.). Le processus cognitif prend alors la forme suivante : l’individu vit une expérience émotionnelle forte, comportant une dimension « transcendante », au sens où il lui semble que ce qu’il a vécu n’émane pas de lui, ni d’aucune cause matérielle directement identifiable. Il lui semble même qu’il a perçu quelque chose de l’ordre d’une communication divine, telle que des gens de confiance lui ont dit qu’il allait en recevoir. Le doute est possible et il perçoit immédiatement les autres explications objectivement rationnelles à même d’expliquer le phénomène. Mais opter pour ces explications revient à nier ce qu’il a ressenti, niant son individualité au nom d’une rationalité qui lui est extérieure, puisque objective. Opter pour l’explication surnaturelle revient dans ce cas, pour l’individu, à assumer sa subjectivité.
L’organisation religieuse fonctionne comme une instance de reconnaissance de la subjectivité des individus
Par conséquent, l’expérience religieuse et le travail interprétatif qui suit produisent deux effets décisifs pour le devenir du croyant et de la communauté qu’il rejoint. Premièrement, il érige l’individu en sujet, au sein d’une communauté servant d’instance de reconnaissance à cette subjectivité. Deuxièmement, il fait du culte la « preuve expérimentale » des croyances prônées par l’organisation. Par conséquent, les modèles sociaux et moraux préconisés et mis en pratique dans l’espace religieux se voient dotés d’une nouvelle légitimité, non plus traditionnelle, mais transcendante. La force divine, perçue comme supérieure, valide la tradition, mais en permet aussi le dépassement, nécessaire à adapter celle-ci à des conditions d’existence contemporaines marquées notamment par une forte mobilité sociale et géographique.
Prendre en compte cette dimension à la fois émotionnelle et cognitive des processus de conversion religieuse est essentiel pour qui veut comprendre les dynamiques religieuses contemporaines, notamment parce qu’elle en éclaire le fait religieux en ce qu’il a de plus spécifique par rapport à d’autres types de faits sociaux. Elle permet aussi de saisir le fait que l’acquisition de croyances est un processus subtil d’affirmation de la subjectivité facilité par un cadre communautaire.
Distinction et reconnaissance sociale
Dans le cas des chrétiens de Chine, l’organisation religieuse fonctionne ainsi comme une instance de reconnaissance de la subjectivité des individus, souvent mise à mal en dehors de l’espace religieux. Dans le cadre de mon enquête, les Églises – parce qu’elles proposent un cadre normatif clair pour orienter leurs actions, une expérience transcendante permettant un réenchantement du monde ainsi qu’un groupe de reconnaissance et de soutien mutuel – deviennent des institutions compétitives alternatives aux institutions de l’État-nation dans la prise en charge des individus. Dans cette compétition pour la prise en charge des individus, les stratégies de reconnaissance et de distinction varient en fonction de paramètres théologiques et organisationnels. Certaines Églises encouragent leurs fidèles à développer des pratiques spécifiques, à faire valoir leur particularité quand d’autres, au contraire, jouent la carte de la normalité. Il est intéressant de constater alors le poids que peut avoir le statut légal des organisations sur les pratiques adoptées. Par exemple, j’ai pu constater que les mormons de notre échantillon avaient tendance à opter collectivement pour l’adoption d’un « profil bas », à rebours de la tendance habituelle des mormons du reste du monde à afficher et à partager activement leur foi. Au contraire, les protestants des Églises clandestines, en dépit de leur situation illégale et des risques de répression encourus, n’hésitaient pas à afficher leur identité dans l’espace privé, professionnel et parfois public.
Selon leur niveau de reconnaissance sociale antérieure à leur conversion, les individus façonnent aussi leur identité chrétienne et leur niveau d’investissement religieux. Ils ont en général pour objectif d’atteindre un niveau acceptable de distinction, qui leur permettra de maximiser leur reconnaissance sociale et de minimiser leur stigmatisation. Mais cette recherche de reconnaissance sociale peut signifier, pour des individus ayant par ailleurs peu de ressources sociales ou symboliques, voire économiques, un investissement intense et exclusif dans l’espace religieux, engendrant, par effet d’agrégation, des mouvements de repli communautaire (tendance observée dans l’Église d’Apollos, par exemple).
Plusieurs études conduites sur d’autres terrains corroborent certaines parties de cette analyse17. Toutefois, il serait intéressant d’en tester les conclusions par le biais d’autres enquêtes sur des terrains similaires en Chine, mais aussi dans le reste du monde et particulièrement en France et en Europe. Si de telles enquêtes venaient les confirmer, cette approche et ses conclusions pourraient revêtir un intérêt politique et social certain.
En effet, éviter les explications réductrices pour considérer l’efficacité sociale de tout phénomène religieux permettra d’éviter d’apporter à ces phénomènes, lorsqu’ils sont considérés comme déviants, menaçants pour le lien social ou rétrogrades, des réponses politiques et sociétales coûteuses, inefficaces voire contre-productives, ou moralement inappropriées, allant du dénigrement des croyants à l’usage exclusif de la répression ou de la « rééducation » souvent violente. Jusqu’à présent, de telles réponses ont été totalement contre-productives en Chine. L’implication active et agressive de l’État dans la gestion du religieux en Chine ainsi que ses tentatives de définir, contrôler et limiter le religieux18 ont en effet grandement contribué à la légitimation d’une offre chrétienne au cours du XXe siècle et plus particulièrement au dynamisme de l’offre religieuse chrétienne clandestine se développant sur un marché noir, devenu aujourd’hui difficilement contrôlable.
C’est enfin à un constat relevant presque du truisme que conduit notre analyse ; constat qui, s’il servait de postulat à l’élaboration de toute politique de prise en charge de la « déviance » religieuse, pourrait sans doute produire des effets non négligeables : un mouvement religieux qui se propage dans une société quelconque y parvient parce que son utilité sociale est avérée pour ceux qui y adhèrent. Sous-estimer ce fait conduit à sous-estimer la capacité de jugement des croyants, rendant tout dialogue impossible avec l’altérité. Comprendre le bien-fondé subjectif du choix de l’autre, même sans partager son point de vue, permet au contraire le changement de soi et le changement de l’autre.
Article paru dans la Revue Etudes N°4247 – Mars 2018
www.revue-etudes.com/article/conversions-chretiennes-en-chine/19094
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- Julia Ching et Hans Küng, Christianisme et religion chinoise, Seuil, 1991. ↩︎
- Fenggang Yang, « Lost in the Market, Saved at McDonald’s : Conversion to Christianity in Urban China », Journal for the Scientific Study of Religion, n° 44, 4, 2005, pp. 423-441. Nanlai Cao, Constructing China’s Jerusalem : Christians, Power and Place in Contemporary Wenzhou, Stanford University Press, Stanford, CA, 2011. ↩︎
- Raymond Boudon, « La rationalité ordinaire : colonne vertébrale des sciences sociales », L’Année sociologique, vol. 60, 1, 2010, pp. 19-40. ↩︎
- David Aikman, Jesus in Beijing : How Christianity is Changing the Global Balance of Power, Regnery Publishing, Regnery Publishing, Washington, DC, 2003. Tony Lambert, China’s Christian millions, Monarch Books, London, [1999] 2006. ↩︎
- L’enquête, comportant des entretiens semi-directifs et des observations, portait sur 73 personnes (23 hommes et 50 femmes). ↩︎
- Le catholicisme est ainsi sous-représenté dans mon échantillon en raison de mes difficultés d’accès à ce terrain. ↩︎
- Les Églises-maisons sont dépourvues de lieu de culte spécifique et, par conséquent, ne sont pas déclarées auprès des autorités. Les croyants se réunissent dans leurs propres maisons, ou dans des appartements, voire des bureaux loués à cet effet. Il s’agissait des Églises-maisons RO, Hosanna et Apollos. ↩︎
- Junliang Pan, « Messianism and Politics in Contemporary China : The Church of the Almighty God », Review of Religion and Chinese Society, 2/2, 2015, pp. 186-215. ↩︎
- Vingt-trois acteurs interrogés avaient connu des chrétiens dans leur entourage familial. ↩︎
- Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti : La religion en mouvement, Flammarion, 1999. ↩︎
- Pour un aperçu des traits principaux des organisations familiales et religieuses chinoises d’inspiration confucianiste. Cf. Kristofer Schipper, La religion de la Chine. La tradition vivante, Fayard, 2008 ; Xinzhong Yao et Yanxia Zhao, Chinese Religion : A Contextual Approach, Continuum, London, 2010. ↩︎
- Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1995. ↩︎
- Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, [1912] 2005. ↩︎
- Anne-Sophie Lamine, « Les croyances religieuses : entre raison, symbolisation et expérience », L’Année sociologique, vol. 60, 1, 2010, pp. 93-114. ↩︎
- Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des gens ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009. ↩︎
- Charles-Henry Cuin, « Les croyances religieuses sont-elles des croyances comme les autres? », Social Compass, N° 59, 2, 2012, pp. 221-238. ↩︎
- Une partie d’entre elles sont citées en conclusion de notre thèse, faute de place nous ne pouvons les inclure ici. ↩︎
- Cf. Ching Kun Yang, Religion in Chinese Society : A Study of Contemporary Social Functions of Religion and Some of Their Historical Factors, University of California Press, 1961 ; Richard Madsen, « Back to the Future : Pre-modern Religious Policy in Post-Secular China », 2010, consultable sur www.fpri.org ; Vincent Goossaert et David Palmer, The Religious Question in Modern China, University of Chicago Press, 2011 ; Fenggang Yang, Religion in China : Survival and Revival under Communist Rule : Survival and Revival under Communist Rule, Oxford University Press, 2011. ↩︎