Vers une théologie asiatique : de Lonergan à l’inculturation
Le père Thomas Kristiatmo enseigne la théologie dogmatique au grand séminaire de Bandung, à 120 km de Jakarta. © Ad ExtraRédigé par P. Thomas Kristiatmo, le 18/12/2024
Le titre ci-dessus semble très ambitieux. Comment peut-on réunir ces mots : « théologie asiatique », « Bernard Lonergan » et « inculturation » ? Cependant, je souhaite réaliser un beau rêve : celui d’établir une théologie asiatique fondée sur une inculturation solide à l’aide de la pensée de Bernard Lonergan. Pour mieux comprendre mon propos, il faut en cerner le contexte et prendre en compte les principales spécificités de l’Asie. Ensuite, nous examinerons comment la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie (FABC) a réfléchi et suggéré quelques clés pour faire de la théologie et de l’ecclésiologie dans ce contexte. Suivra une brève présentation de l’Indonésie où j’enseigne la théologie. Une fois ces trois éléments posés, nous pourront commencer à nous interroger sur l’inculturation. Et comme le titre le suggère, la pensée de Bernard Lonergan s’avérera fort utile pour nous aider à trouver la voie vers une authentique théologie asiatique.
L’immensité de l’Asie
La description faite par le pape Jean-Paul II dans son ouvrage Ecclesia in Asia (EA, cf. EA 6) résume parfaitement ce qu’est l’Asie : le plus grand continent de la terre qui abrite presque deux tiers de la population mondiale. La population de l’Asie offre une mosaïque complexe de cultures, de langues, de croyances et de traditions.
En outre, l’Asie est le berceau des principales religions du monde et de nombreuses traditions spirituelles. Dans ce contexte de pluralité, « être asiatique » doit être se comprendre dans un esprit, non pas d’opposition, mais de complémentarité et d’harmonie avec les autres. Le pape Jean-Paul II explique ensuite que c’est dans cet esprit de complémentarité et d’harmonie que l’Église peut transmettre l’Évangile d’une manière fidèle à sa tradition et à la culture asiatique.
Bien que ce vaste continent soit généralement divisé en cinq sous-régions géographiques – l’Asie du Sud, l’Asie de l’Est, l’Asie du Sud-Est, l’Asie centrale et l’Asie occidentale. Cet article n’en explorera que trois : L’Asie du Sud, l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud-Est, dans la mesure où ces régions partagent certaines identités communes fondamentales, et que les évêques de ces régions sont liés par l’Église catholique au sein de la FABC.
Depuis les années 70, la FABC constate que le pluralisme culturel, le pluralisme religieux et la pauvreté sont partout présents en Asie. Ainsi, si l’Église souhaite être l’Église d’Asie au lieu d’être simplement l’Église en Asie, il faut tenir compte de ces trois aspects. Et la clé de réussite est le triple dialogue : le dialogue de l’Église avec les cultures, le dialogue de l’Église avec les religions et le dialogue de l’Église avec la pauvreté. Ce triple dialogue permet à l’église de s’affirmer en tant qu’ « Église en Asie ».
La foi chrétienne dans les cultures locales, l’exemple de l’Indonésie
Ces caractéristiques culturelles du continent asiatique forment un ensemble de sens et de valeurs qui influent sur le mode de vie explique Lonergan dans son « Traité de théologie ». L’Église doit toujours s’interroger sur la façon de respecter ces sens et ces valeurs tout en personnifiant le message de l’Évangile. Et ne pas oublier que des passages de la Bible évoquent déjà cette inculturation.
C’est à cette question urgente que l’inculturation doit s’attaquer, car il s’agit d’une tentative d’incarner la foi chrétienne dans la vie de tous les jours, de la partager avec et dans ces cultures. Il s’agit de créer une interaction entre la culture locale et le christianisme[1].
Voyons maintenant comment le grand projet d’inculturation est mis en pratique dans mon pays, l’Indonésie. Avec plus de 13 000 îles et une population de plus de 277 millions d’habitants, l’Indonésie est un pays immense ! Chez nous, l’inculturation basée sur le triple dialogue est une nécessité. De nombreuses paroisses ont essayé de faire de leur mieux pour mener à bien des programmes d’inculturation. Lorsqu’il s’agit de lutter contre la pauvreté, l’inculturation vise à inclure les populations dans diverses œuvres caritatives.
Le dialogue interreligieux est mené à travers divers projets de lutte contre la pauvreté en impliquant des personnes de différentes religions. On retrouve ce dialogue interculturel lors des célébrations liturgiques dans lesquelles sont associées chants, symboles, paroles de traditions différentes. Ainsi, dans certaines paroisses où j’ai exercé mon ministère, on célèbre une messe spéciale à l’occasion du Nouvel An chinois car la majorité des paroissiens sont d’origine chinoise. Dans d’autres paroisses, certains jours du calendrier lunaire sont consacrés à des célébrations liturgiques proposant des neuvaines et des processions. Bien que l’inculturation soit prônée et se développe en Asie, on ne trouve pas de véritable « socle théologique » d’inculturation en Indonésie. Pour l’instant, on trouve des tentatives d’inculturation sommaires lors des œuvres de charité ou lors de célébrations liturgiques qui juxtaposent des traditions, un peu à la façon d’un « pot-pourri » mais c’est un début. Et à chaque fois que l’Église s’appuie sur le triple dialogue pointent de bonnes tentatives d’inculturation.
La pensée de Bernard Lonergan
Pour ouvrir la voie à une inculturation théologique, la réflexion de Bernard Lonergan sur la tension dynamique entre la permanence du dogme et l’historicité du dogme est éclairante.
Un effort d’inculturation théologique est comme une marche sur une glace fine. Si l’on n’y prend pas garde on tombe facilement dans le relativisme : on compromet l’enseignement chrétien, on confond l’enseignement chrétien avec les récits locaux ou le syncrétisme. Pour éviter ce risque, nous pouvons nous tourner vers Lonergan qui prône le maintien d’une tension saine entre la « permanence » et l’« historicité » des dogmes ou, pour être plus précis : pour continuer à discerner les éléments de la théologie qui sont permanents et ceux qui sont historiques. Les premiers sont certainement immuables tandis que les seconds ne le sont pas.
Pour Lonergan, ce qui est permanent, c’est le sens d’une certaine proposition théologique, mais pas la façon de l’annoncer[2]. Par conséquent, les théologiens qui travaillent à construire une théologie asiatique ne doivent pas perdre de vue qu’ils doivent continuer à étudier les enseignements traditionnels de l’Église, les confronter dans un processus dialectique pour analyser le sens de chacun. Toutefois, il convient de faire preuve de prudence : ce qui est vrai en permanence, c’est le sens de la proposition dans le contexte où elle a été définie.
Une fois ce sens permanent découvert, les théologiens peuvent continuer à travailler pour trouver la meilleure façon de « reformuler localement » les préceptes, sans avoir à changer les préceptes universels. Là encore, les théologiens doivent garder à l’esprit que cette « reformulation locale » n’est pas toujours nécessaire et parfois non pertinente voire impossible. Cette reformulation doit être compréhensible pour tous eu égard à leur culture. Ce processus d’inculturation reste très dynamique car l’interprétation des théologiens peut changer en raison de l’évolution des facteurs sociaux, politiques et économiques. Alors que ce processus est mis en œuvre par les théologiens asiatiques, il s’ensuit une tension dynamique entre l’Église locale et l’Église universelle. L’une et l’autre devraient se rapprocher afin d’atteindre le sensus plenior (le sens le plus complet) des enseignements traditionnels de l’Église.
Il reste encore beaucoup à faire pour que ce rêve devienne réalité. La pensée de Logernan invitant à discerner entre la permanence et l’historicité peut aider à ouvrir la voie à une théologie asiatique authentique.
A propos de l’auteur :
Thomas Kristiatmo, est diplômé en philosophie de l’Université catholique de Parahyangan, Bandung, Indonésie. Il a obtenu sa maîtrise en sciences humaines à l’Université catholique Parahyangan. Il est Docteur en théologie dogmatique de l’Université pontificale grégorienne à Rome. Il dirige le grand séminaire de Bandung.
Bernard Lonergan, (1904-1984) était un prêtre jésuite, philosophe, économiste et théologien de tradition thomiste canadien. Il entre dans la Compagnie de Jésus en 1922 dans la province jésuite du Canada supérieur. Sa formation se fait au Heythrop College à Oxford pour la philosophie et à l’Université pontificale grégorienne de Rome pour la théologie. De 1953 à 1965 il vit à Rome, où il occupe une chaire de théologie à l’Université Grégorienne tout en se consacrant à l’écriture, en particulier de la rédaction de nombreux manuels pour étudiants en philosophie et en théologie.
[1] cf. Edmund K. Chia, Asian Christianity and Theology, 65 ; voir aussi Catechesi tradendae [CT] 53
[2] Bernard Lonergan, Method in Theology, 300