Japon

Des religieux tentent d’inculturer la foi au Japon

Séminaire au Centre Vérité et Vie(真生会館 Shinseikaikan), fondé par le Père Iwashita au cœur de Tokyo. © Collection personnelle
Lecture 15 min

Le Père Olivier Chegaray, missionnaire MEP au Japon, présente trois prêtres japonais du XXe et du XXIe siècles qui ont souffert chacun à leur façon de l’inadéquation entre l’Église catholique et la culture japonaise et ont œuvré à les rapprocher.

Durant la période d’après-guerre, de nombreux mouvements de spiritualité et d’action catholique nés en Europe et en Amérique ont cherché à étendre leurs activités au Japon recrutant un bon nombre de chrétiens. Face à ce rush, quelques religieux et laïcs japonais ont réagi en lançant des mouvements davantage ancrés dans le langage et les traditions de leur pays. S’ils ont moins réussi que leurs devanciers, ils ont cependant fait entendre leur voix. J’essaie ici de présenter les itinéraires de deux prêtres et d’un évêque, que j’ai bien connus. Tous les trois ont demandé à être baptisés durant leurs études scolaires. Pensant que l’Église japonaise s’était trop occidentalisée, ils ont quitté leur couvent pour être davantage autonomes et ont ouvert des pistes nouvelles afin de mieux incarner la foi chrétienne dans le terreau du Japon. Les trois prêtres dont je parle ont en commun d’avoir étudié ou séjourné un certain temps à Rome et surtout en France, pays devenu une référence chaque fois qu’ils ont essayé de mieux penser la différence des approches culturelles et spirituelles entre le Japon et l’Europe.

L’ermitage de Takamori fondé par le Père Shigeto Oshida (1922-2003)

Né en 1922 dans une famille dont le père était bonze (zen), le Père Oshida a demandé puis reçu le baptême durant ses années de lycée. Après des études de philosophie à la prestigieuse université de Tokyo (Tôdai), il est entré chez les dominicains, et a terminé ses études au Canada. Francophile, il a fait aussi de nombreux séjours en France. En 1963, il quitte son couvent et sur le modèle des anciens ermites bouddhistes fonde un ermitage en toit de chaume (sôan) à Takamori, petit village situé dans la région du Shinshû au pied des Alpes japonaise. Menant une vie frugale, il y cultive une rizière et un potager lui permettant de vivre en autarcie et d’accueillir quelques hôtes tout en enseignant. Des volontaires viennent régulièrement pour l’aider. Étant à l’époque chargé de l’aumônerie des étudiants de Tôkyô, j’ai emmené régulièrement des jeunes japonais attirés par la façon de vivre en ermite et l’aura spirituelle du Père Oshida. À la première visite nous étions une dizaine et avons séjourné trois jours dans l’ermitage dormant la nuit sur les tatamis avec des futons de fortune. Le premier soir le Père Oshida a célébré une messe « Zen » avec nous ; nous demandant de garder la même posture tout le long de l’office, genoux repliés, mains jointes en forme de roue et le dos bien droit. Le Père Oshida a ensuite chanté les chants liturgiques qui à l’oreille ressemblaient davantage à des sutras. Il nous a bénis, puis nous avons dîné et trinqué selon l’usage à la longévité de l’ermitage et à la bonne santé de chacun en buvant la coupe de saké traditionnelle. Après ces agapes, le Père Oshida, heureux de voir des jeunes a raconté l’histoire de l’ermitage, et bien que ce ne fût pas au programme, il se mit à chanter à pleine voix des chansons françaises d’autrefois qu’il avait l’air de connaître par cœur. Dans le répertoire certaines étaient plutôt paillardes mais cela ne le gênait guère. Homme de prière certes, mais qui ne se prend pas au sérieux, et se sent libre, tel a été peut-être le message que le Père Oshida a voulu ce soir nous adresser comme il l’a toujours fait vis-à-vis d’une Église trop confinée à son goût dans ses dogmes et ses certitudes.

L’un des premiers et le plus connu des nombreux livres du Père Oshida s’intitule Regard vers le lointain (遠い眼差1 983), un lointain non pas géographique, mais temporel, désignant l’héritage spirituel d’un passé qui, à son sens, doit enrichir la foi chrétienne. Dans ce livre il considère la différence entre le langage religieux occidental qui privilégie le concept (理念ことば) et celui du Japon (proche du dabar de la Genèse), qui lie la parole à l’évènementiel (コトことば). Le premier tend à enfermer les mots dans les idées et les définitions alors que le second, plus proche du ressenti que de la logique, ouvre à une autre façon de percevoir et vivre le monde. Les langues européennes, poursuit-il, dominent le monde voulant tout expliquer, tandis que le Japon est davantage sensible à la façon dont les mots résonnent dans le cœur des uns et des autres. Le Père Oshida critique l’éducation occidentale importée au Japon depuis l’ère Meiji, qui certes a permis un formidable essor de la science et de la technologie, mais qui, en imposant son modèle aux peuples asiatiques, a eu pour conséquence d’appauvrir et assécher leurs spiritualités soumises au dictat de l’efficacité ou à la mode touristique des religions asiatiques. Le Père Oshida condamne de même la catéchétique imposée par les missionnaires, ressentie par beaucoup comme trop abstraite et intellectuelle. Il critique aussi la façon de prier trop rationnelle importée de l’Occident, qui ne parvient pas à toucher et à irriguer les cœurs de ceux qui cherchent Dieu. Il fait l’éloge de ce qu’il appelle joliment « le vent du vide qui souffle dans l’homme en prière » et prône la nécessité pour le christianisme japonais de sortir du carcan conceptuel d’une Église trop dépendante de la culture Occidentale. Sa pensée, qui est parfois difficile à saisir, est proche de celle de beaucoup d’artistes et d’écrivains, qui n’excluent pas une part de flou dans la poésie ou la peinture, et elle est pour les disciples du Père Oshida l’une des clefs possibles de l’inculturation au Japon.

La Maison du vent fondée par le Père Yoji Inoue (1928-2014)

Né en 1928, le Père Inoue reçoit le baptême durant ses études à Tôdai. En 1950, il part en France pour parfaire ses études et entre chez les Carmes. Sur le bateau qui le ramène au Japon, il fait la connaissance du célèbre romancier catholique Shusaku Endô, bien connu en France comme étant l’auteur du roman Le Silence adapté à l’écran par Martin Scorsese, et dont le Père Inoue partageait les mêmes visions. Ordonné en 1960, le Père Inoue n’a cessé toute sa vie de réfléchir à la façon dont le christianisme pourrait être mieux reçu au Japon non pas sous l’effet d’une inculturation venant de l’étranger, mais née de l’intérieur de la culture japonaise. Il voudrait comme le Père Oshida libérer le christianisme Japonais de sa forme occidentale afin de le rendre plus proche de la sensibilité japonaise, Pour cela il cherche à traduire autrement les mots essentiels de l’Évangile pour que ceux-ci puissent « vibrer la corde sensible(琴線) » du cœur des Japonais. Ce faisant il ajoute aux mots abstraits de la Bible des nuances qui sont contenues dans l’Évangile mais non exprimées ni comprises au Japon. Ainsi l’amour de Jésus devient hiai (悲愛) : un amour qui allie le sacrifice à la tendresse. Le premier verset de la prière du Seigneur devient namu abba (南無アッバ). Namu, provenant du sanscrit, est un mot-clef de la prière asiatique, qui signifie « adoré » tandis que le mot « Abba » traduit le mot hébraïque de papa. Le Saint-Esprit lui est traduit par omikaze (おみ風), terme du Japon ancien qui veut dire vent bienfaisant, souffle qui emplit terre et ciel. En 1986 le Père Inoue fonde la Maison du vent (風の家) dans un appartement de Tokyo où il réunit tous les dimanches des disciples venus de tous les horizons. Le vent désigne l’Esprit et la maison le lieu où sont invités tous ceux qui sont en recherche de la foi. Il a écrit lui aussi de nombreux livres, dont deux best-sellers : le Voyage sur les marges et le Japon et le visage de Jésus. Dans le premier livre en partie autobiographique, il avoue son allergie vis-à-vis de la métaphysique thomiste alors en pleine vogue, déplore le fait que la spiritualité chrétienne qui est enseignée dans les séminaires vienne exclusivement de l’Europe ce qui, pour lui, est une façon d’exclure le christianisme de la sensibilité spirituelle Japonaise. Il écrit aussi la vie de Jésus dans lequel il entrevoit la préfiguration des grands priants du Japon mal connus de l’Europe tel le célèbre écrivain Miyazawa auteur de l’adage : « Tant que le monde entier n’aura pas connu le bonheur, personne ne pourra se dire heureux »(1897), le poète Bashô(1641)dont les haïkus sont célèbres comme le suivant : « Si tu veux savoir ce qu’est un bambou, écoute le bambou » et surtout le poète Ryôkan (1758), moine célèbre pour sa sobriété et l’humilité de son langage et auquel le Père Inoue a voulu s’identifier. Dans Le Japon et le Visage de Jésus il regrette le réalisme des images de Jésus importées de l’Occident qui ont certes du succès auprès des couches populaires, mais qui détournent les Japonais d’une compréhension plus profonde de l’identité de Jésus. Pour lui le vrai visage de Jésus ne se dévoile que peu à peu au plus profond de l’intériorité du croyant, et c’est là qu’il faut le trouver quand on le cherche.

Le Père Inoue a dû se retirer à l’âge de 84 ans dans une maison de retraite pour prêtres mais ne se sentant pas à l’aise dans une ambiance jugée trop cléricale, il en est sorti six mois plus tard, et s’est retiré dans un établissement ordinaire destiné aux personnes âgées. Il en profite pour continuer à prêcher l’Évangile à ses nouveaux compagnons jusqu’à sa mort en 2014. L’un de ses disciples, le Père Itô, ordonné prêtre par la suite, continue la même vie d’ermite dans une autre « maison du vent » située dans les montagnes au centre du pays. Tout en continuant d’approfondir l’enseignement spirituel du Père Inoue, il tente de le mettre au service des handicapés dans le milieu rural et du mouvement écologique très présent au Japon depuis les deux dernières décennies.

Le Centre Vérité et Vie et Mgr Kazuhiro Mori (1938-2023)

Né à Yokohama, il demande à recevoir le baptême durant ses années de lycée. Il entre aux Carmes mais n’y reste pas et devient vicaire à la cathédrale. Nommé plus tard évêque auxiliaire du diocèse de Tokyo il a joué un rôle majeur dans les deux synodes nationaux NICE 1 et 2 (1987 + 1993) qui ont permis un important renouveau de l’Église japonaise. En 1997, Mgr Mori, me nomme comme directeur du Centre vérité et Vie(真生会館 Shinseikaikan) où j’avais déjà travaillé comme aumônier 10 ans auparavant entre 1975 et 1985. Le Centre a été fondé par le Père Iwashita, un éminent intellectuel connu pour avoir traduit les livres du philosophe de Bergson en japonais. Le bâtiment situé au cœur de Tokyo abrite trois centres : Études bibliques, foi et société, et l’aumônerie étudiante dont au final j’ai eu la charge pendant 25 ans. Peu après ma re-nomination, Mgr Mori a dû donner sa démission pour avoir critiqué une vision enjolivée, mais réfutée par les historiens japonais, de la mission des jésuites au XVIe siècle. Un beau jour, je reçois de lui un coup de téléphone : « Père Olivier, je suis au chômage. Seriez-vous prêt à m’embaucher ? ». Je lui rappelle en riant que lui-même m’avait nommé il n’y avait pas si longtemps et que bien sûr il était le bienvenu. Finalement, en accord avec l’évêché il a été nommé administrateur du Centre Vérité et Vie, et nous avons partagé le même immeuble plus de 12 ans, ce qui a été pour moi une occasion exceptionnelle d’apprendre chaque jour de lui

Mgr Mori, qui a toujours eu horreur de la pompe romaine, se moquant de ceux qui portent la mitre, a été un fervent défenseur de la mission et de l’inculturation, mais pas dans le sens de ses deux prédécesseurs. Moins intéressé à faire revivre les spiritualités et le langage du passé, il s’est efforcé de mettre l’Évangile à la portée de tous et à l’annoncer en lien avec les réalités du présent. Excellent pédagogue il a écrit de nombreux livres, accessibles au tout-venant sur les problèmes d’actualité, qui ont connu un retentissement bien au-delà des frontières de l’Église. Ces livres traitent de sujets sociaux, politiques, moraux, religieux, spirituels propres au Japon : démocratie, vieillesse, sectes, abus, le futur de l’Église, défis de la post-modernité etc. Il a aussi engagé de nombreux dialogues avec les intellectuels de toute obédience, ce qui a permis à son œuvre de rayonner bien au-delà des frontières de l’Église et de faire connaître les positions de celle-ci à de nombreux intellectuels qui pour la majorité n’ont jamais entendu parler d’elle. Les mots-clefs qui reviennent dans ses écrits au sujet de Jésus sont tendresse, compassion, humilité, patience, douceur, harmonie, sourire, toutes valeurs communes à l’Asie. Pour lui, ce ne sont pas que des mots, il les a mis en pratique. Chaque jour il a reçu et écouté longuement de nombreuses personnes en difficulté, surtout des femmes meurtries, battues, délaissées par leur mari. Elles ont été très nombreuses à son enterrement. Le décès de Mgr Mori les a laissées désemparées en l’absence de tout autre soutien.

Pour finir, Mgr Mori n’a pas été un saint triste… Il aimait rire et plaisanter. Une fois il a invité à diner le nouveau nonce apostolique italien qui venait d’arriver et avait la réputation d’aimer les histoires drôles. Il m’a invité aussi ainsi qu’une dame du Centre pour les traductions. Après les salutations d’usage et après le repas, Mgr Mori a invité le nonce à raconter le premier son histoire préférée. Quand il eut fini, on l’applaudit sans avoir, il est vrai, bien compris, et Mgr Mori, pour ne pas être en reste, s’est mis à en raconter une autre de son cru, et ainsi de suite les deux ne s’arrêtant plus.

Messe en souvenir de Mgr Mori à Shibukawa.
La photo de Mgr Mori est à gauche sous le lectorium.
© Collection personnelle

Bâtir l’Eglise avec les Japonais

Ces trois prêtres, tous décédés aujourd’hui, avaient en commun de partager un grand amour du Japon sans pour cela dédaigner les autres pays et surtout pas la France qu’ils aimaient beaucoup. Mais ils ont souffert de ce que l’Église universelle ne fasse pas assez d’efforts pour comprendre la sensibilité japonaise, ce qui a conduit entre autres, il y a quelques années, à des démêlés de l’épiscopat japonais avec Rome concernant l’arrivée au Japon de mouvements charismatiques qui ont la réputation de faire peu de cas des cultures locales.

Les tentatives des Pères Oshida et Inoue n’ont pas fait vraiment recette mais elles ont été des efforts légitimes pour mieux annoncer l’Évangile, prenant en compte le désir des chrétiens de pouvoir prier dans leur propre langue. Aujourd’hui malheureusement les efforts pour une meilleure inculturation et un meilleur engagement social se sont fortement ralentis. La plupart des évêques formés à Rome sont de bons administrateurs mais qui manquent parfois de créativité et de charisme. Tout cela évidemment pose des questions sur ce que devrait être l’inculturation. Ma conviction est que celle-ci n’est pas affaire de recettes comme habiller par exemple la mère de Jésus en kimono et saint Joseph en Samouraï. Elle n’est pas non plus, comme ont pu le faire certains des missionnaires étrangers de construire des églises sur le modèle des temples bouddhiques ou shintoïstes, le plagia ne plaisant guère aux Japonais, ni de continuer à bâtir des églises en faux gothique, qui ont pullulé aux XIXe-XXe siècle. Pour ma part j’ai deux convictions : l’inculturation doit d’abord être l’affaire des autochtones, en lien bien sûr, avec les missionnaires locaux, dans un esprit de communion. Le meilleur des exemples est celui des églises des îles Gôtô, bâties par les MEP il y a 150 ans en collaboration avec des architectes japonais, qui ont été accueillies au patrimoine de l’UNESCO. L’autre conviction est que l’inculturation doit être liée au témoignage. Ce qui restera de la mission ne sera pas que des livres ou des bâtiments, mais le témoignage vivant des missionnaires, japonais et étrangers, travaillant main dans la main à la mission de demain.

Dans le même dossier

Sur le même pays