Le catholicisme aux Philippines : entre inculturation et modernité
Lors de la vénération du Nazaréen Noir, la plupart des participants marchent pieds nus dans les rues poussiéreuses et humides de la capitale. La rumeur populaire dit que les personnes malades qui toucheront la statue du Christ Noir seront guéries par un miracle. © Denvie Balidoy / CC BY 2.0Rédigé par Jérémy Ianni, le 20/12/2024
L’Asie est un continent à majorité non-chrétienne, et les Philippines y font figure d’exception avec le Timor Oriental, puisque sa population y est largement catholique. Pourtant, l’arrivée du catholicisme y est assez récente si on la compare avec l’histoire de l’Église universelle.
C’est par la mise en œuvre du pouvoir colonial que la christianisation de l’archipel s’est déroulée, à partir du XVIIe siècle, en particulier par les missionnaires dominicains. Après le départ des Espagnols au début du XXe siècle, de nombreux groupes protestants, souvent baptistes puis charismatiques, sont arrivés dans l’archipel. Aujourd’hui, ces différentes Églises sont à la fois perçues comme des héritages coloniaux et des lieux de partage et d’émancipation. C’est dans cette tension constante et souvent opaque que doit se penser la chrétienté dans l’archipel, dont la situation relève plutôt du millefeuille que d’une forme unique de pratiques et de croyances. Dans ce millefeuille, la relation entre célébrations locales, traditions et catholicisme charismatique est toujours en redéfinition, au plus près de la vie de quartier et du quotidien des familles philippines.
Des fêtes locales aux événements nationaux
Dans l’archipel, la ferveur catholique est fortement liée à la vie en communauté. La religion est avant tout une affaire publique et collective. Les deux temps forts des célébrations catholiques dans les quartiers sont Noël et Pâques. Durant ces périodes, la vie de l’archipel grouille, de nombreuses familles qui habitent à Manille rentrent en province pour visiter des proches, la Semaine Sainte étant totalement fériée.
Les célébrations de Noël sont par exemple l’occasion d’une neuvaine dédiée à la Vierge Marie, simbang gabi qui se déroule du 15 au 24 décembre. Les messes y sont célébrées chaque matin à 4 ou 5 heures, et il est très commun que les travailleurs et les travailleuses s’y rendent avant de commencer leur journée. Après la messe, c’est l’occasion de prendre un café et de manger un gâteau de riz ou de cassave. La coutume populaire dit que toute personne qui se rendra aux neuf messes durant la nuit pourra faire un vœu qui sera exaucé.
Un autre événement populaire majeur à lieu chaque année en janvier : celui de la vénération du Nazaréen Noir ou Black Nazaréen. Des millions de fidèles se rejoignent dans le quartier de Quiapo à Manille pour toucher la statue du Nazaréen Noir, assurant la guérison ou le miracle prochain. Il s’agit pour les fidèles de se préserver du mal et de se placer sous la protection du Christ en touchant cette statue. Cette pratique est critiquée par certains prêtres catholiques puisque chaque année, des personnes meurent piétinées ou étouffées dans la foule, mais c’est toujours la ferveur populaire qui prend le dessus et le rassemblement reste un rendez-vous annuel incontournable pour des millions de Philippins.
À ces grandes célébrations nationales se couplent des fêtes locales au cœur des quartiers durant toute l’année et chaque ville déclare des jours fériés supplémentaires pour permettre aux habitants et habitantes d’y participer. C’est le cas par exemple du buling buling dans le quartier de Pandacan à Manille[1]. Durant cette célébration, des groupes d’hommes et de femmes en costumes traditionnels dansent entre les chars de procession à la gloire du Santo Niño de Pandacan, ou le Saint Enfant. Chaque famille apporte une petite statue du Santo Niño qui doit recevoir de l’eau bénite des différents chars. Ce n’est pas seulement le prêtre qui lance l’eau bénite depuis les chars, mais aussi les paroissiens et paroissiennes. Durant la célébration qui peut durer deux jours, la musique bat son plein, des centaines de personnes défilent et dansent et des milliers de familles viennent faire bénir leur Santo Niño.
Célébrations catholiques et traditions
Ces célébrations se trouvent au carrefour de la vie religieuse et des traditions. Les groupes évangéliques et pentecôtistes les dénoncent comme des lieux d’idolâtrie et interdisent leurs paroissiens d’y participer, mais dans les faits, c’est souvent la vie de quartier et la joie du partage entre riverains et riveraines qui prend le dessus.
Durant ces célébrations, l’enfant Santo Niño peut porter différents vêtements qui s’achètent dans les marchés locaux. En général, les familles attachent un rosaire sur le bras droit de la statue et y ajoutent des fleurs de jasmin ou sampaguita, pour les prières dédiées au repos des personnes défuntes. Ces pratiques font l’objet de nombreuses controverses, mais sont pourtant assez suivies en particulier dans les quartiers populaires.
En fait, on ne peut pas comprendre le catholicisme aux Philippines sans le lier aux traditions et à sa dimension communautaire. De nombreuses pratiques de la vie quotidienne ou les célébrations des grandes étapes de la vie lient la religion à la tradition. Il n’est par exemple pas rare de voir cette superposition durant les mariages ou encore les funérailles : le mort est veillé pendant plusieurs jours pendant lesquels il ne faut pas utiliser d’eau et lorsque le cercueil quitte la maison pour rejoindre le cimetière, certaines familles brisent un pot au niveau de la porte pour que les mauvais esprits ne le suivent pas. D’autres cassent le lien d’un rosaire au-dessus du cercueil en priant pour dire un dernier au revoir. D’autres rasent le crâne des petits-enfants du défunt et les font passer sur le cercueil pour assurer leur protection. Ces pratiques, ou encore certaines formes de processions ostentatoires sont proscrites par certains prêtres catholiques et carrément interdites par les groupes protestants, car jugées comme idolâtres. Malgré ces réserves, ces célébrations sont pourtant un véritable ciment de la communauté dans les quartiers. Elles sont des lieux de rassemblement, au-delà des différentes sensibilités chrétiennes ou de l’âge et qui témoignent de cette manière collective de vivre sa foi dans l’archipel, en particulier dans les quartiers populaires. Ainsi, la pratique de la foi aux Philippines semble parfois de manière surprenante rester autonome par rapport à certaines prescriptions théologiques, tout en étant très perméable à la dimension de vie communautaire dans les quartiers.
Une contribution singulière à l’Église universelle
Entre pratiques traditionnelles, coutumes et charisme, le catholicisme aux Philippines se veut aussi contribuer à l’Église universelle, par les pratiques et les orientations qu’il invente au plus près des quartiers.
La pratique de la pénitence est largement décriée, pourtant chaque année des centaines de personnes rejouent la scène de la crucifixion et du Calvaire en direct, certaines personnes se faisant attacher et fouetter. Ces pratiques très traditionnelles appelées penitensya ou pagpapako sa Krus s’opposent en effet à de nouvelles formes libérales charismatiques du catholicisme, en particulier depuis les années 1980.
C’est ainsi que le mouvement El-Shaddai a intégré la communauté catholique philippine, l’ouvrant vers les célébrations charismatiques, les guérisons spectaculaires et la théologie de la prospérité. Face à la multiplication des groupes pentecôtistes et chrétiens non-catholiques, l’Église philippine a dû faire face à cette volonté de modernisation des services religieux et de la manière d’aborder certaines thématiques comme l’argent ou la maladie. Ainsi, El-Shaddai, en ayant été accepté par l’autorité catholique a pu établir des paroisses dans lesquelles se vivent les guérisons et des orientations qui tendent vers la théologie de la prospérité voire l’entrepreneuriat religieux.
Pour certains, El-Shaddai est clairement du côté de l’évangélisme et du pentecôtisme et ces derniers refusent de lui accorder une légitimité catholique. Pour d’autres, El-Shaddai est au contraire une chance pour l’Église universelle, car elle permet de limiter le départ du catholicisme pour une nouvelle chrétienté non-catholique en général évangélique ou pentecôtiste. L’exemple d’El-Shaddai montre que le catholicisme aux Philippines est pris en étau entre traditions, culture dite coutumes et modernité. Cela renvoie en fait au double-régime du catholicisme faisait partie de l’institution coloniale tout en étant un lieu incontournable dans la vie quotidienne. Ce double-régime laisse le catholicisme de la vie quotidienne dans une ambiguïté qui semble parfois indépassable, avec des pratiques très variées et qui sont très perméables aux traditions et à la vie locale. Entre les pénitences, les crucifixions en direct et les guérisons charismatiques, se développe un arc du catholicisme pluriel dans l’archipel, profondément attaché à la figure de l’Enfant Saint. Sur le plan politique, l’Église philippine essaye de lutter contre les injustices dont sont victimes les plus pauvres, y compris durant la guerre contre la drogue menée sous la mandature du Président Duterte. Contre-pouvoir de poids, insultée et bafouée, l’Église tient la tête haute face au populisme philippin en le critiquant, et prenant le risque de représailles. L’Église philippine a ainsi réaffirmé son message de compassion et de non-jugement face au mal, appelant à plus de compassion envers les plus pauvres, les mères célibataires ainsi qu’envers les personnes transsexuelles et homosexuelles dont la communauté est visible aux Philippines. Somme toute, les catholiques aux Philippines ne semblent ni craindre les traditions, ni la modernité, montrant leur perméabilité et leurs inculturation variées, si loin et si proche de l’Église universelle de Rome.
(Ad Extra, Jérémy Ianni)
À propos de l’auteur : Jérémy Ianni, doctorant en sciences de l’éducation, vit à Manille depuis dix ans. Aux Philippines, il a travaillé en particulier sur la discipline en éducation, la guerre contre la drogue, l’articulation entre les Églises et l’État et les mutations de la chrétienté aux Philippines. Il est aussi engagé dans plusieurs projets associatifs liés à la grande pauvreté, l’éducation populaire et l’émancipation.
[1] Sur cette vidéo, on peut voir la parade avec des danseuses qui pour certaines portent leur statue de Santo Niño : https://www.youtube.com/watch?v=3HmvXMFrKgo.
> Podcast en lien avec l’article : La foi populaire des Philippins